L’oeuvre de Basquiat ayant déjà été scannée, interprétée et examinée sous toutes les coutures, il me paraît difficile d’exprimer ici des choses que l’on ne sache déjà.
Son parcours artistique et personnel, jonché d’excès et de dérapages en tout genre, a donné lieu à de multiples commentaires, documentaires, articles plus ou moins hagiographiques et d’illustrations romanesques, dont le film magnifique de Julian Schnabel est sans doute le plus bel exemple.
On évoque plus rarement un événement qui, d’après certains témoignages, aurait profondément marqué Basquiat : sa première et unique rencontre avec l’Afrique.
1986, année africaine de Basquiat
Elle a lieu en 1986, à l’occasion d’une exposition accueillie par le Centre Culturel Français d’Abidjan et organisée par l’Ambassadeur de Suisse en Côte d’Ivoire, Claudio Caratsch. L’accompagnaient dans ce voyage, Jennifer Goode , sa compagne (qui le quittera un mois plus tard, - avec Basquiat à gauche-), Bruno Bischofberger et son épouse. C’est Bischofberger, son agent, qui s’est occupé des aspects pratiques et professionnels de l’opération.
©Monique Le Houelleur/ Jean-Michel Basquiat au CCF d’Abidjan, 1986
(sur la droite on voit la toile intitulée “Charles The First” , dédiée à Charlie Parker et réalisée par Basquiat en 1982)
L’exposition se déroule du 10 octobre au 7 novembre 1986. Une trentaine de toiles de la collection personnelle de l’artiste (dont la célèbre «Charles The First», 198X158/acrylique et craie sur toile, 1982) sont présentées dans le hall du CCF d’Abidjan, établissement très fréquenté à cette époque par les artistes ivoiriens et africains de la capitale, toute discipline confondue. D’après Claudio Caratsch, les représentants de l’Ambassade de France étaient particulièrement fiers d’accueillir un tel événement. Une exposition personnelle de Basquiat à Abidjan avant Paris ! On imagine bien les effets d’annonce et le coup de projecteur porté sur un établissement considéré comme l’un des fleurons de la diplomatie culturelle française en Afrique francophone. Mais dans le montage de cette opération prestigieuse, les représentants de la France n’eurent vraisemblablement que peu de mérite, si l’on en croit les déclarations d’un autre témoin privilégié, l’artiste Monique Le Houelleur. Cette dernière, personnalité incontournable du monde artistique ivoirien, avait en effet, à la demande du diplomate suisse, accompagné Basquiat et ses proches tout au long de leur séjour pour tenter de leur faire découvrir et apprécier au mieux les richesses d’un pays qui ne s’offre pas forcément toujours au premier venu. C’est elle qui, avec son mari, organisera l’excursion du petit groupe à Korhogo, chef lieu du pays sénoufo dans le Nord de la Côte d’Ivoire. En 1998, elle écrira: «L’exposition pourtant magistrale (…) n’avait pas vraiment eu l’adhésion du directeur du Centre Culturel Français qui taxait le travail de Basquiat de parisianisme intellectuel». (cf. Jean-Michel Basquiat, Témoignage 1977-1988, Catalogue Galerie Jérôme de Noirmont, 1998).
Le directeur du CCF d’Abidjan est à cette époque-là, Georges Courrèges. Considéré comme une sommité dans sa profession, très apprécié des milieux politiques, Courrèges bénéficie aussi d’un soutien sans faille de son ambassadeur, Michel Dupuch, «grand commis de l’Etat franco-africain», resté en poste à Abidjan de 1979 à 1993. C’est l’âge d’or des relations franco-ivoiriennes. Le souffle lourd d’une Françafrique auto-suffisante et courtisane ne dérange personne. Tout le monde s’en accommode à commencer par les artistes locaux qui, par l’intermédiaire de Courrèges, se voient offrir la plus belle vitrine qu’ils puissent espérer: les cimaises du CCF. Et en effet, au cours de son mandat ivoirien, Courrèges contribuera de manière significative à l’émergence des arts visuels, à commencer par la peinture naïve et le mouvement vohou-vohou. On peut donc imaginer ce que la venue d’une super star afro-américaine de l’art, objet de toutes les convoitises, dont les toiles commencent à se négocier à des prix à peine convertibles en Francs CFA, a pu avoir de contrariant et de déstabilisant pour l’ institution. Tout porte à croire que Courrèges, trop absorbé par les contraintes et nécessités d’une politique culturelle bilatérale trop exclusive, n’ait pas su apprécier à sa juste valeur l’incursion de Basquiat dans un domaine réservé.
Ayant bien des années plus tard exercé des fonctions au sein de cet établissement, je peux témoigner pour ma part que de nombreux artistes ivoiriens se souvenaient encore de cette exposition. Mieux: pour beaucoup d’entre eux, Basquiat demeure aujourd’hui une référence.NJ
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