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14. Caroline à la ferme

Publié le 15 décembre 2009 par Irving
La campagne humide ne m’encourage pas vraiment. Les champs se cachent derrière les rangées d’arbres, et la rosée peine à faire scintiller l’herbe dans la lumière grise. Ça et là, des chiens aboient, gardant des fermes retranchées.
Voilà bien une heure que je suis tombé en panne sèche. Ruisselant de sueur, je pousse le scooter sur le bas-côté, et les quelques voitures qui m’ont croisé se sont foutu de ma gueule. Quand on ne connaît pas le coin, il est impossible de trouver une station-service.
Paris et ses émeutes me paraissent à des années lumières. Le calme et la tristesse qui émanent du paysage me portent sur les petites routes, et m’induisent en erreur car chaque chose se ressemble ici. Et les écrivains en rade se mettent à avoir l’air de savoir où ils vont.
Je suis déjà venu ici, j’ai déjà croisé ces silos. Je m’engage dans un chemin en terre qui coupe les champs, avec la certitude d’être arrivé à destination.
Je pousse le scooter dans la boue, dans un ultime effort. A vrai dire ce n’est pas que je n’avais nulle part où aller, c’est que j’ai fait au plus simple. J’aurais sans doute dû prévenir, mais les portables ne passent plus nulle part maintenant.
Je passe la grille de la ferme que je cherchais. J’aperçois Xavier dans la cour, chaussé de bottes, qui trimballe une brouette remplie de vieux objets rouillés. Je lui fais signe de la main, et la surprise lui fait lâcher les poignées de son engin, qui déverse son contenu sur le sol.
Je pose le scooter et vais l’aider à ramasser sa cargaison pour la remettre dans la brouette. Je lui demande ce qu’il fait exactement.
-Je débarrasse une des granges, m’explique-t-il, le plafond ne va pas tarder à s’écrouler. Mec, si tu me dis que tu es venu de Paris en scooter, je crois que je mets un terme à notre amitié.
Je pose un vieux moulin à café rouillé dans la brouette, sans rien répondre. Il marmonne dans sa barbe quelque chose comme « trop con », mais ne s’étend pas sur le sujet. Je réalise que je commence à le fatiguer.
Il va ranger la brouette, et m’invite à l’intérieur. Un chien nous accueille avec des aboiements joyeux, et nous suit jusqu’à la cuisine. Xavier s’excuse de n’avoir que de la chicorée à me proposer, mais je lui dis que c’est très bien. C’est un mensonge, mais j’essaye de le ménager un peu.
Il m’explique que ses parents sont partis pour quelques jours, mais que comme on est en hiver il y a pas grand-chose à faire à part nourrir les bêtes, et qu’il s’en sort tout seul.
-Et toi, me demande-t-il, t’as eu les résultats pour ton genou ?
-Oui. C’est pour ça que je fais le voyage.
-Tu vas repartir ?
-Je préfère pas te dire où je vais, sinon, tu vas encore t’énerver.
J’attrape un exemplaire de « Caroline à la ferme » qui traîne sur le buffet. J’ouvre le livre à la page où l’on a une vue d’ensemble de la ferme de Xavier. Le mec qui écrit les « Caroline » et un de leurs voisins, et il a même placé les parents de Xavier comme oncle et tante de cette chère Caroline. A chaque fois que je viens ici, j’ai l’impression de me retrouver dans un bouquin de mon enfance.
Xavier me sert une tasse de chicorée sans décrocher un mot. Je sais qu’il ne m’adressera pas la parole tant que je ne lui aurai pas dit où je vais. Xavier pense que si je l’aime bien, c’est parce qu’il est exigeant avec moi.
Je lâche « En Suisse » timidement, et ça suffit à le mettre dans une rage folle. Il me hurle dessus, donne un coup de pied dans le buffet, et le chien se met à aboyer furieusement. La cacophonie envahit rapidement la cuisine, et j’avale une grande gorgée de chicorée pour me donner du courage.
La nuit a enveloppé la campagne, et frotte les carreaux avec de la suie, si bien que je n’ai aucune idée de ce qui se passe à l’extérieur. L’obscurité dehors ressemble au monde que je vois quand je ferme les yeux, et j’ai l’impression que si je sortais de la maison, je pourrais voler ou croiser des gobelins.
Xavier débarrasse nos assiettes pour les mettre dans l’évier. Nous allumons des cigarettes. Le chien, qui avait la tête posée sur mes genoux, semble gêné par l’odeur et sort de la cuisine.
Xavier m’annonce qu’il a prévu un truc spécial pour le dessert. Je lui réponds que malheureusement pour lui je ne mange pas de ce pain là.
-C’est moins drôle quand c’est toi qui fais la blague, me fait-il remarquer.
Il se met à fouiller dans les placards, en me demandant si j’ai bien lu le bouquin sur le chamanisme qu’il m’a prêté.
-On passe à la phase pratique, dit-il. Le truc c’est que t’es en vrac, et que tu dois retrouver de la puissance, sinon le voyage va te casser en deux.
Il finit par sortir du fond d’un placard un pot de confiture artisanale, qu’il pose sur la table devant moi d’un air satisfait. Puis il sort deux cuillères d’un tiroir. J’ouvre le pot et renifle son contenu avec méfiance.
-Confiture de framboises ? je demande.
-Il y a pas que des framboises dedans, répond-il.
Je cherche à deviner en le regardant quel peut être l’ingrédient secret dans sa recette. Depuis que Xavier s’est initié au chamanisme, ma vie est devenue un enfer. Tous les conseils et les jugements qu’il peut porter sur ma vie répondent à des schémas que je ne connais pas. J’ai lu le bouquin qu’il m’avait prêté, sauf que j’ai pas tout retenu.
Mais au point où j’en suis, tout encouragement est bon à prendre, et je plonge ma cuillère dans la confiture. Nous nous appliquons à vider le pot tous les deux, après quoi il m’annonce que nous devons sortir.
En ronchonnant, j’enfile mon immense manteau d’hiver, qui me protège d’un tas de choses, mais pas des créatures tapies dans l’obscurité dehors. Armé d’une lampe-torche, Xavier m’emmène à travers champs, fendant la nuit pour me conduire je ne sais où. La campagne est silencieuse et dense. Peu de bruits nous parviennent, et les ténèbres nous bercent, alors qu’à chaque pas je sens la confiture de framboise brouiller mes pensées et m’isoler de Xavier. Je demande à ce dernier ce qui est sensé se passer.
-Peut-être rien, répond-il. Peut-être que tu vas trouver un endroit où tu seras puissant, et recharger tes batteries. Ou peut-être que tu vas rencontrer ton animal totem.
-Tu l’as rencontré, toi ?
-Oui. Un corbeau.
Il m’apprend que le corbeau est un messager, et que son caractère n’est pas tellement d’agir, mais de mettre les autres sur la bonne voie. Il m’engage à lui faire plus confiance, mais j’ai du mal à m’en remettre entièrement à un mec qui a eu son diplôme de chaman sur internet.
-On est arrivés.
Il éclaire devant lui, et je m’aperçois que nous sommes à l’orée d’une forêt. D’un geste brusque, il me pousse entre les arbres, et me crie d’avancer. Le temps que mes yeux s’habituent à la nuit compacte, je trébuche timidement sur le sol couvert de mousse. Mes mains cherchent l’écorce des piliers qui m’entourent, et mon cœur bat à m’en fêler les côtes.
Je sens la confiture de framboise monter peu à peu en moi, à mesure que ma démarche gagne en assurance. Et c’est alors que mes yeux distinguent une forme sombre passer entre deux arbres. Je remonte la fermeture éclair de mon manteau d’hiver comme si j’enfilais une armure, même si je sais pertinemment que je ne peux rien face aux créatures tapies dans l’obscurité. Ne pas avoir tué Xavier quand j’en avais l’occasion est l’un des plus grands regrets de ma vie.
La créature refait un passage, plus près de moi. La panique m’empêche de bouger, et j’attends impuissant que la forme qui bouge entre les troncs vienne à ma rencontre.
C’est ce qu’elle fait. Elle irradie une faible lumière, et je plisse les yeux pour l’observer qui marche vers moi d’un pas gauche. Je ressasse les informations plusieurs fois dans ma tête avant d’oser m’avouer que j’ai face à moi un ourson vêtu d’un costume tyrolien. Mais pas n’importe lequel.
-Tu es Boum, dis-je. L’ours de « Caroline à la ferme ».
-Oui, répond-il calmement.
-C’est toi mon animal totem ?
-Oui.
J’ai envie de pleurer. C’est pas possible que Boum, l’ourson de Caroline, puisse m’apporter de la puissance. Enfin merde, il est même pas mignon, et il me fait même pas marrer. Boum doit certainement sentir ma déception, car il argumente que l’ours est un très bon animal totem.
-Un ours en costume tyrolien, dis-je.
-Ca veut dire que tu as raison d’aller en Suisse.
Je m’allume une cigarette, dépité. Boum pose sa patte contre mon torse, et je l’écarte d’un geste violent en lâchant un « Touche ta mère ! » par réflexe. Il m’explique qu’il doit me transmettre sa puissance, et que je dois me laisser faire. Je me mets alors à lui hurler dessus :
-Putain, Boum, me fais pas chier ! La puissance je l’ai, Xavier a rien compris, merde !
-Xavier veut ton bien. Il veut que tu prennes de meilleures décisions.
-Bordel, je sais, je fais plein de mauvais choix ! Je le sais très bien, Boum. Sauf que lui il croit que c’est parce que je manque de force. Alors que merde, si je foire aussi souvent, c’est pas parce que j’ai peur, c’est juste parce que je suis con !
Je tire une bouffée gigantesque sur ma cigarette. Boum s’en retourne dans la forêt, vexé. Mais je crois que malgré lui il m’a donné un peu de puissance. Parce que ça fait vraiment du bien d’engueuler un ourson.
-C’est de l’essence à tracteur, t’as pas le droit de rouler avec ça, alors fais gaffe.
Xavier finit de remplir le réservoir du scooter à partir d’une citerne de la cour. Emmitouflé dans mon immense manteau, je laisse le vent venir se briser contre moi, en écoutant mon ami me faire les recommandations d’usage et me demander si je suis bien sûr de ce que je fais.
-Au fait, ajoute-t-il, j’ai eu Vincent par mail. Il dit que si tu remets les pieds à Paris il te tue. D’abord parce que tu t’es barré avec son scooter, et ensuite à cause de la nouvelle que tu as écrit sur ses couilles.
-T’en as pensé quoi, toi ?
-Elle est pas mal. Sinon je t’ai aussi imprimé un itinéraire.
Il me tend une liasse de feuilles qui indiquent comment rejoindre la Suisse par les petites routes. J’essaye de le remercier aussi chaleureusement que je peux, mais ce n’est simplement pas comme ça qu’on fonctionne tous les deux, et la gratitude sonne faux dans ma bouche.
Alors je démarre le scooter. En m’éloignant de la ferme, j’entends Xavier au loin qui me traite d’abruti. Je reprends le chemin en terre, et débouche sur la route. Une personne que je connais bien m’attend sur le bas-côté, un casque à la main. Je m’arrête pour demander à Roger comment il a fait pour venir ici.
-Je n’existe pas vraiment tu sais, ricane-t-il.
-C’est vrai ?
-Mais non, je te fais marcher…
Il enfile son casque et monte avec moi sur le scooter. Je vais encore devoir me coltiner ce connard. Je lui passe l’itinéraire que m’a imprimé Xavier et lui demande de faire le GPS humain. Après un rapide coup d’œil à la première page, il m’annonce que je vais dans le mauvais sens.
Notes : -Xavier trop sérieux
-Vérifier pour les droits d’auteur du personnage de Boum
Prochainement : Roger copilote

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