De tous les animaux qui ont vécu à un moment ou un autre dans la maison de mes parents, la pie est sans aucun doute celui qui m’a permis de discerner qu’il existe su terre deux catégories d’individus : les emmerdeurs, que tout exaspère, et les braves gens qu’un rien fait sourire.
Cette pie-là avait un nom, Tojak je crois, qui était à l’origine celui d’un footballer hongrois que mon grand frère admirait et dont j’ignorais pratiquement tout car nos goûts étaient déjà à l’époque bien différents. Il aimait pêcher le bar, la daurade ? Pour moi cela semblait être une occupation ennuyeuse, sauf les rares fois où il m’emmenait avec lui, moi me tortillant sur l’inconfortable porte-bagage de la bicyclette pendant que la pie, elle, très fièrement posée sur le guidon, savourait et la douceur de la brume marine qui caressait son plumage et l’idée de savoir qu’une fois parvenue sur les rochers l’attendait un festin : inoffensifs petits crabes mous aux pinces tendres, transparents comme de petits diamant laiteux, moules fraîches dont la chair vive évoquait les plus voyantes capucines, crevettes sautillantes, et parfois même - quelle chance elle avait - de petits bigorneaux jaunes, très rares, ainsi que quelques huîtres sauvages aussi difficiles à ouvrir que des boites à bijoux. C’était moi qui étais chargé des travaux de décorticage et je connaissais ses préférences : elle n’aimait pas la bernique, trop caoutchouteuse et peu pratique sous son chapeau chinois, et ne supportait pas les anémones de mer - choses flasques et inconsistantes qu’elle jetait au loin d'un bec dégoûté, peut-être consciente du surnom que nous, les garçons de la côte, donnions à ces mets de seconde catégorie : des pissoux. Vous en auriez mangé, vous ?
La panse pleine, le plumage légèrement salé, elle se remettait généralement en quarante huit heures de ces agapes maritimes. Ces jours-là, aucun signe d’elle. Elle dormait, sans doute, dans l’un ou l’autre des arbres qui lui servaient de résidence, soit chêne, soit tilleul. L’appeler ? Fatiguée de ses excès, elle ne répondait pas et décidait elle-même du jour où il lui convenait de revenir vers les humains. Cela se passait presque toujours par surprise, d’un battement d’ailes venant souffler à vos oreilles au moment où, descendant du ciel, elle venait prendre position sur votre épaule. Des lombrics charnus, des limaces gluantes, c’était cela qu’elle vous réclamait. Et, rarement rassasiée, curieuse, elle ne manquait pas non plus de rendre ses visites dans le voisinage. De la dame de la grande maison blanche - avare, toujours entre deux verres de Guignolet - elle ne recevait jamais rien mais remerciait, peu rancunière, en déposant ses petites matières sur les lits qui prenaient l’air. «Un matelas tous neuf, c’est tout de même ennuyeux, Sans parler de l’édredon que j’ai payé dans les trente mille. Et ces jacassements pendant ma sieste...» A quoi mon père répondait qu’effectivement la pie jacassait, mais manifestement moins que son épouvantable chien à elle ne gueulait, et, tout en continuant à tailler méthodiquement ses rosiers, il ne se privait pas d’ajouter qu’un minimum de tolérance était bien ce qu’on attendait d’une femme qu’il faut aller ramasser à deux heures du matin dans sa cave à vin rouge, parce qu’elle s’est fait tomber la grande échelle sur sa gueule d’ivrogne - « et puis, votre déclaration de revenus, l’année prochaine, vous demanderez à quelqu’un d’autre de vous la faire, et sur ce bien le bonsoir.»
Et de temps en temps, de l’autre coté de la haie de fusains qui marquait la limite entre le jardin de mes parents et celui de l’autre voisine, on voyait parfois apparaître un bouquet de pivoines porté à bout de bras. La petite voix fatiguée pouvait m’appeler moi ou bien ma mère, mais c’était toujours la meme chose qu’elle disait : «Des fleurs, vous aurez bien un vase pour les mettre. Cest pour vous remercier des visites de la petite pie. Comme elle est gentille de venir me tenir compagnie...»