Magazine Journal intime

Retour d’Afrique

Publié le 17 décembre 2009 par Alainlecomte

return_to_africa.1261067861.jpgIl y eut autrefois (1973) un film d’Alain Tanner qui portait ce titre. Beau film où l’on retrouvait les deux égéries des cinéastes d’alors (Tanner, Godard, Bresson…) : Anne Wiazemsky et Juliet Berto. Il s’agissait d’un jeune couple genevois qui rêvait de partir en Afrique. C’était encore les années Tiers-Monde, les années Révolution, les années Frantz Fanon, le temps ou l’Algérie se rêvait socialiste. Et puis au dernier moment : contrordre, l’ami qui devait les accueillir leur déconseille de venir, et alors au lieu de s’inventer un autre voyage, ils s’enferment chez eux plusieurs mois et font leur voyage dans la tête.

Je pourrais rejouer ce film aujourd’hui puisque, contrairement à ce que j’annonçais, je ne suis pas parti au Togo. Il n’y avait plus de place dans l’avion, je n’avais pas envie de faire un périple de plus de vingt heures pour accéder à Lomé, et puis ma présence était-elle si nécessaire ? Bien sûr, cela faisait plaisir à quelques-uns, le doctorant que j’avais aidé dans son travail en l’invitant à passer quelques mois à Paris l’an dernier entre autres. Quelle drôle d’histoire.

J’avais connu Mawusse au Bénin en 2005. Il faisait son DEA de Philosophie au sein d’un centre de recherches et d’enseignement supérieur mis sur pied par un intellectuel africain, ami de Wolé Soyinka, ex-ministre de l’éducation de son pays, le premier agrégé de philosophie d’Afrique après l’indépendance, que les pères Jésuites avaient envoyé à l’Ecole Normale Supérieure, et qui obtint son agreg. lui le berger d’Afrique, avec la meilleure note en Grec, et en dépit des difficultés, car en plus il était bègue.

Mawusse était le seul étudiant togolais de ce cycle d’études. Il se passionnait pour la philosophie du langage. Il avait lu Searle, Austin, Grice et Récanati.Une performance pour quelqu’un qui n’était jamais sorti d’Afrique quand on sait la difficulté qu’il y a là-bas à trouver les livres. Mais le professeur ex-ministre avait su, avec la contribution de l’AUPELF (Agence de la Francophonie) installer une bibliothèque nourrie, où même je pus lire et découvrir des textes que j’ignorais. Le centre était à Porto-Novo. On n’avait pas pu me trouver d’endroit climatisé pour vivre et j’étais dans la poussière d’un rez-de-chaussée sous les 45°C en attendant que mon chauffeur attitré vienne me chercher au volant d’une vieille Peugeot grise (qu’il fallait chaque jour réparer, à mes frais bien entendu, je n’étais pas dupe, le chauffeur David trouvant là de quoi améliorer son ordinaire et celui de son abondante famille…). Ce n’est que plus tard, voyant que j’étais « chaud », que mon interlocuteur béninois s’enquit de me trouver une pièce réfrigérée, mais c’était à Cotonou et il fallait chaque matin et chaque soir franchir les trente kilomètres entre les deux villes, par la route bordée d’hectolitres d’essence dans des jarres en verre transparent : produit de la contrebande avec le Nigéria tout proche.

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Mais revenons à Mawusse : il n’eut de cesse de faire une thèse en philosophie du langage. Mais pour cela il lui fallait absolument lire les livres qu’il ne trouvait pas sur place, connaître la Sorbonne, la bibliothèque Sainte-Geneviève et les couloirs de l’ENS. Il n’eut donc de cesse de travailler à convaincre le personnel de l’Ambassade de France de lui accorder une bourse, mais l’attaché culturel là-bas savait à peine ce que l’on entendait par philosophie du langage. Il traitait des dossiers de gens qui partaient pour faire de la physique ou de l’agronomie, mais jamais de la philosophie. Encore moins du langage. Mais à force de persévérance pourtant, et ma promesse de l’accueillir, Mawusse obtint son viatique. A nous deux Paris, et le Quartier Latin. Il débarqua en octobre de l’an dernier, n’ayant strictement aucune idée de l’Europe, hormis par les films. Je voulais lui faire rencontrer quelques sommités, mais trop timide, il préféra s’enfermer dans les bibliothèques et dans les livres. Wittgenstein n’eut bientôt plus de secret pour lui. Je l’invitai dans un de mes séminaires de projet et il nous fit un bel exposé sur le paradoxe de la règle. Il dut repartir mais eut droit encore à trois mois cet été, avant de repartir à nouveau pour rédiger. Aujourd’hui la thèse est finie, elle sera soutenue lundi.

Elle traite de l’incompréhension. Les théories du langage ordinaire partent toujours du postulat d’une entente ultime, c’est par exemple le cas de la théorie de Grice fondée sur un Principe de Coopération (les interlocuteurs visent à collaborer dans leur interaction), c’est aussi le cas de la théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas qui vise rien moins qu’à expliquer les fondements, non métaphysiques, de la Raison. Comme si l’incompréhension, le raté dans la communication étaient irrémédiablement rejetés du côté de la déraison. Or il est trop facile de croire que tout dialogue se trouve guidé par de tels principes. Qu’est-ce qui nous assure d’une « vraie compréhension » ? Plutôt que de voir l’incompréhension comme irruption de l’irrationnel, ne doit-on pas la voir comme une manifestation autre de la raison communicationnelle, « une raison communicationnelle elle-même conçue sur un modèle autre que celui de la logique ».

Une thèse intéressante et surtout, ce qui est une merveilleuse surprise : tellement bien écrite, dans ce genre de Français académique que l’on a tendance à oublier, même sous les lambris patinés des amphis de nos universités…

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Un professeur au Bénin   -  Une université à Porto-Novo en 2005


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