A Port-Soudan il existe une race de Noirs grands et secs, qui ont une touffe de cheveux frisés sur la tête et une petite fourche de bois pendue au cou pour se gratter. Ils ne sont vêtus que d'un caleçon et déchargent les navires.
Je me trouvais étendu dans ma cabine, avec deux ventilateurs en marche, épuisé par une chaleur indicible. L'un d'eux est apparu dans l'embrasure de la porte.
- Moi Idoménée, fils Iskender... Donner vêtements.
Je lui ai donné une vieille flanelle. Il m'a serré contre lui et m'a embrassé. J'attendais qu'il s'en aille.
- Vouloir papier.
- Mais pourquoi donc?
- Anglais croire volé. Taper.
Je lui ai donné son certificat. Il ne s'en allait pas.
Vouloir tampon. Je l'ai mis. Un peu après un autre est arrivé.
- Moi Calchas.
Il a pris des chaussures, un papier. Après lui sont venus Agamemnon, Protésilas, Philippe. La nuit, dans une ruelle sordide, j'ai rencontré l'un d'eux, qui m'a reconnu.
- Moi Criton... Toi venir.
On m'avait dit qu'on ne fait pas de mal aux Grecs dans cette région, jusqu'à Djibouti. Je l'ai suivi. Nous sommes entrés dans une cabane. Une fille nous a accueillis. Elle portait à la taille une serviette blanche qui la couvrait jusqu'aux genoux, et arrangeait ses cheveux devant un miroir. Une veilleuse brûlait devant une icône.
- Ma soeur... Très bon... Maria.
La fille s'est retournée et m'a souri. Elle avait des dents admirables. Ils m'ont donné une boisson qui sentait le poivre et la noix muscade. Criton a allumé le feu et a mis à chauffer une marmite pleine d'eau. J'étais assis sur une caisse vide. Je me suis levé.
- Si elle ne te plaît pas - m'a fait comprendre l'ami - nous allons ailleurs.
Il paraissait blessé. Je me suis rassis et me suis mis à attendre qu'il vide les lieux. La fille a étendu une couverture par terre, s'est assise et m'a fait signe de venir la rejoindre. Criton a jeté quelques grains dans un encensoir et la cabane s'est remplie de fumées. Il s'est agenouillé en nous tournant le dos et s'est mis à psalmodier.
Un long moment s'est écoulé. Je me suis levé pour pisser. Le descendant du Macédonien dormait à genoux. La fille m'a donné à boire du breuvage qu'elle avait préparé. Ma bouche s'est remplie de flammes. Au point du jour nous avons bu tous les trois, assis par terre, une infusion de mauve. Je me demandais s'il fallait payer. Je lui ai donné dix shillings. Elle s'est levée, a fouillé dans une boîte et m'a rendu un half crown. Je lui ai dit de le garder. Elle l'a porté à son front et l'a posé sur ses cheveux, exactement comme font à Céphalonie les mères des marins, quand leurs enfants leur donnent le premier argent qu'ils ont gagné sur mer. Puis elle a pris ma main et l'a posée sur sa poitrine, sur ses lèvres, sur son front. Elle était jeune - quinze ans - et s'appelait Amira.
Nikos Kavaddias - Le quart - Folio n° 4812
Nous allons laisser le Phytéas à quai à Port-Soudan. Il repartira pour d'autres voyages, d'autres aventures.
Nous retrouverons, je pense de temps en temps, une poésie écrite par Nikos Kavvadias, ce marin-poète.
Son roman, Le quart, aura été écrit depuis Melbourne le 15 août 1951 à bord du Cyrenia, et achevé le 21 décembre 1952 en Mer Thyrénienne (celle que je contemple chaque jour depuis mes fenêtres) sur le Corinthia... Un bien long voyage...