Port-Soudan

Publié le 19 décembre 2009 par Araucaria


Ce livre m'avait été offert en 1994 par mon mari, parti à Paris pour un stage ou autre raison professionnelle. Olivier Rolin venait d'obtenir le prix Femina pour "Port-Soudan", belle façon de découvrir un auteur que je ne connaissais pas, et de partir à l'aventure en Afrique de l'est.
Olivier Rollin étant l'auteur de la superbe préface du roman, "Le Quart", de Nikos Kavvadias, il était normal que je lui accorde un billet pour son livre Port-Soudan, lieu où nous sommes restés à quai avec le Phytéas et son équipage de Céphaloniens.
Port-Soudan. "C'est à Port-Soudan que j'ai appris la mort de A. Les hasards de la poste dans ces pays firent que la nouvelle m'en parvint assez longtemps après que mon ami eut cessé de vivre. Un fonctionnaire déguenillé, défiguré par la lèpre, porteur d'un gros revolver noir dont l'étui était noué à la ceinture par une lanière de fouet de buffle tressé, me remit la lettre vers la fin du jour. Son visage sans lèvres, aux oreilles en crêtes de coq, était un perpétuel ricanement. On eût dit son corps sculpté dans le bois sardonique d'une danse macabre. Comme presque tous ceux qui survivaient dans la ville, son office principal était d'ailleurs le racket et l'assassinat. Comment s'était-il procuré le pli, je l'ignore. Peut-être l'avait-il volé à la Mort elle-même."
Le soleil rouge et tremblant comme ma main baissait sur le grand corps tremblant de l'Afrique. Une brume rayonnante brouillait les toits de tôle et de parpaings, hérissés de réservoirs d'eau, de Port-Soudan. Ces petites tourelles dont le crépuscule ultraviolet découpait les silhouettes noires faisaient ressembler la ville, en cette fin du jour, à un camp romain que la ruine de l'empire eût oublié sur les bords de la mer Rouge, ou à une colonie pénitentiaire cernée de miradors. (...)
A Port-Soudan, le crépuscule obéissait à un rituel immuable. Un bref instant les toits, les ombrelles légères des arbres, les rinceaux des palmes, comme portés à incandescence par la chaleur accumulée du jour, laissaient fuser des flammes où dansaient les couleurs les plus violentes d'oxydes et de sulfures. (...)
J'ai dit, je crois, qu'on ne s'échouait pas plus à Port-Soudan qu'ailleurs. C'était façon de parler, et pas très exacte, car à la vérité le récif de corail alentour était hérissé d'épaves. On n'en comptait pas moins de deux sur North Towartit Reef, que les Français nomment Silayet, trois dans le voisinage du phare d'entrée, une sur Protector Reef, un peu plus au sud, sans parler de l'Umbria, dont la coque bourrée d'explosifs affleurait, bossoirs au ras de l'eau, à un mille dans le nord-nord-est du phare sud de Wingate Reef. Ces monuments rongés de rouille, que la mer, en s'y fracassant, environnait d'arcs-en-ciel, semblaient dessiner une ligne de forts très anciens protégeant les atterrages d'une ville morte.
J'ai toujours aimé les épaves, elles sont mes vanités. Je fréquentais aussi souvent que je le pouvais celles qui montaient la garde devant les toits, les silos, les grues, les pylônes de TSF de Port-Soudan estompés dans les lointains où l'air flambait. La houle, emplissant puis vidant ces châteaux de tôle, faisait une musique étrange et barbare, composée de râles, de sifflements, de borborygmes, de bruits de succion rythmés par des chocs sourds. Des murènes nageaient souplement dans l'eau claire, déroulant en longs fouets tachetés leurs anneaux visqueux qu'elles lovaient bientôt au creux d'une machinerie, dardant vers la surface leur sorte de bec hérissé de lames de rasoir.
(...)
Olivier Rolin - Port-Soudan - Collection Fiction & Cie, SEUIL.