Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye

Publié le 20 décembre 2009 par Icipalabre

Marie Ndiaye
Trois femmes puissantes

Gallimard. 2008. 265p.

par Monique Dorcy

Il laissa sonner, longtemps. Son regard errait, à travers la paroi vitrée, sur le calme petit château frais et blond, bien à l’abri de la chaleur sous le feuillage dense, discipliné de ses chênes sombres, puis son regard régressa, se fixa sur le verre de la paroi dans lequel il aperçut, comme prisonnier de la matière, son propre visage transparent et suant aux yeux hagards, le bleu de leur iris assombri par l’angoisse –tandis qu’il se représentait si bien la pièce dans laquelle sonnait et sonnait le téléphone, le salon inachevé de leur petite maison tout entière figée dans le non-fini sans espoir, feuilles de plâtre sans jointoiement, vilain carrelage marron, et là dedans leurs pauvres meubles : un vieil ensemble fauteuils-canapé en tissu fleuriet bois verni récupéré chez une patronne de maman, la table de jardin recouverte d’une nappe plastifiée, un buffet en pin, la petite bibliothèque débordante de livres, toute unetriste laideur que ne venaient nullement éclairer ou adoucir l’indifférence à son endroit ou la joyeuse vitalité des habitants de la maison, car Rudy exécrait cette mocheté qui n’aurait dû être, comme le reste, que provisoire, il en souffrait chaque jour comme à présent, dans la cabine téléphonique, rien qu’à se l’imaginer –il en souffrait et en était furieux, coincé dans le rêve interminable, le rêve monotone et froid de la gêne permanente. Mais où pouvait-elle être à cette heure ? (extrait p. 111-112)

Triptyque féminin en noir, trois portraits chirurgicalement précis de femmes sénégalaises qui s’affirment l’air de rien, l’une contre le père, l’autre sans le mari, la dernière pour elle-même. Trois femmes racontées en actes ou en creux, trois récits qui en apparence n’ont rien de commun si ce n’est, lien fugace, lien ténu, un lieu chargé de mémoire sinistre, un prénom qui figure l’ailleurs, la mort et cette machine infernale qu’est l’immigration et son corollaire ambigu, le métissage.

Chez Marie Ndiaye, rien n’est neutre, fade, anodin ni… simple… et tant pis si le lecteur est désarçonné !


Marie Ndiaye (Source: http://www.rnw.nl/es/node/36771 )


Désarçonné, il peut l’être devant ce roman où tout forme un assemblage hétéroclite de récits de vies que des contrepoints viennent ponctuer sans logique apparente, l’ensemble pourtant aboutit à une cohérence évidente. L’auteur nous livre des personnages et des situations disséqués dans l’infiniment petit et l’infiniment grave, qu’il abandonne, d’un chapitre à l’autre, sans autre forme de procès et pour lesquels le lecteur s’émeut cependant. Suggérés ou clairement démontrés, dans un style maîtrisé, le mot juste pour un ton juste, des êtres mis à nu habitent leur triste mesure mais également leurs petites victoires, se cherchent quand bien même l’absence de réponse claire, tâtonnent entre désenchantement et force vive, entre points de suspension et point final. Sous des silhouettes de Madame et Monsieur Tout-le-monde, ce sont des identités complexes qui ont peine à se construire, dans une immigration subie ou sublimée, dans des filiations simples ou recomposées, et se construisent malgré bien des malgré.

Norah, revient à Dakar, à la demande de son père que les ans ont racorni, dont l’odeur âcre et forte de fleurs piétinées a diminué la superbe arrogance de celui qui décidait, ordonnait, savait. Aujourd’hui, piteux, il supplie sa fille, devenue avocate, de sauver le frère ; ce dernier est accusé, à tort, du meurtre de la nouvelle femme de son père… Fanta, jeune professeure sénégalaise, soupçonnée par son mari, blond aux yeux bleus, d’adultère, habite, hante, consume, vampirise sa conscience et ses doutes ; sous le vol planant d’une buse, celui-ci s’en veut de cette phrase rédhibitoire « retourne chez toi », s’inquiète d’une probable rupture, questionne sa relation à une femme diluée dans une sorte d’opacité, son fils qu’il aime si mal, sa mère qui s’invente des anges, son père, un assassin… Khady Demba, image magnifiquement douloureuse d’une veuve chassée de la maison par sa belle-famille, contrainte au voyage de l’exil et ses rabatteurs, ses rencontres de mauvaise fortune, ses mensonges et ses inutiles pas vers le possible parce qu’il y a un moment où tout cela doit s’arrêter… S’affranchissant d’un père égocentrique, d’un mari sans panache, d’histoires familiales heurtées, se réalisant dans le questionnement, les hésitations, la force du silence ou la marche forcée, les personnages, aux parcours méandreux, dégagent paradoxalement une certaine dose d’optimisme !

Marie Ndiaye, Prix Fémina 2001 pour Rosie Carpe, semble avoir voulu construire Trois femmes puissantes comme une pièce musicale dont la tragique apothéose sonne en Khady Demba, somptueuse à force de détresse et d’espoir, écho aux deux femmes qu’elle aurait pu devenir, formant à elle seule la raison majeure de lire ce joli roman.

C’est moi Khady Demba, songeait-elle encore à l’instant ou son crâne heurta le sol et où, les yeux grand ouverts, elle voyait planer lentement par-dessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c’est moi, Khady Demba, songea-t-elle dans l’éblouissement de cette révélation, sachant qu’elle était cet oiseau et que l’oiseau le savait.(extrait p.316)

Monique Dorcy