Il y a un mot qui hante toujours la mיmoire des Cambodgiens qui ont survיcu א l'enfer des Khmers rouges, un mot qui rיveille tous les traumatismes enfouis, ce mot c'est : l'Angkar. L'Organisation.
Ils en ont entendu parler pour la premiטre fois lors de l'יvacuation de Phnom Penh dans les jours qui ont suivi l'entrיe des Khmers rouges dans la capitale. Au dיbut c'יtaient des rumeurs : toute la ville doit ךtre יvacuיe. Nul ne savait le pourquoi ni le comment. Les jeunes Khmers rouges, impassibles, tout vךtus de noir, qui dיfilaient en colonnes dans les rues, avaient יtי accueillis en "libיrateurs". Mais bientפt on sut qu'un ordre d'יvacuation totale יtait bien donnי : par l'Angkar.
L'Angkar devait dיsormais entiטrement gouverner leurs vies. L'Angkar commande tout. Elle ne rend compte א personne. On ne sait pas qui est derriטre l'Angkar. La moindre tentative de discuter un ordre de l'Angkar se solde par une יlimination physique.
Des tיmoins racontent des scטnes comme celles-ci :
Les convois de rיfugiיs jetיs sur les routes se heurtent א des points de contrפle. De jeunes Khmers rouges fouillent les voitures, les charrettes, les bagages. Tout livre, tout imprimי, mךme les papiers d'identitי, doit ךtre livrי : tout sera br�lי. Ce sont des documents impיrialistes, des restes de la civilisation colonialiste. L'Angkar fait tabula rasa de toute trace de civilisation. Des billets de dollars amיricains seront aussi br�lיs : les Khmers rouges, illettrיs, n'en connaissent pas la valeur.
En d'autres points de contrפle, les rיfugiיs anciens militaires ou fonctionnaires, universitaires, instituteurs, techniciens etc sont invitיs א se faire connaמtre. Ils rejoindront une file א part. Nul n'entendra plus jamais parler d'eux. Les survivants qui en parlent se sont fait passer pour des paysans. L'Angkar ne reconnaמt comme "peuple de base" que les paysans. La nouvelle sociיtי ne sera composיe que de paysans. Les citadins doivent ךtre rייduquיs א la campagne. Les intellectuels sont יliminיs.
Plus loin sur le chemin, א une bifurcation, les convois sont coupיs en deux : une partie part א droite, l'autre א gauche. Des familles sont יclatיes, des enfants sיparיs de leurs parents. Inutile de crier, de se lamenter. Les Khmers rouges sont inflexibles : "Les enfants appartiennent א l'Angkar. Ne vous faites pas de soucis. L'Angkar prendra soin d'eux".
Commence un long calvaire. Les gens sont affamיs, beaucoup meurent, ne pouvant supporter les inhumaines conditions qui leur sont faites, et qui continuent une fois arrivיs dans les villages oש ils sont regroupיs, sous la surveillance des Khmers rouges et des "Anciens" [les villageois de base acquis aux Khmers rouges qui recoivent les "Nouveaux"].
Les Nouveaux - femmes et enfants dטs l'גge de 9 ans y compris - vont travailler dans les champs א des travaux de dיfrichement, irrigation, labourage, plantations, creuser des canaux ... toujours au bord de l'יpuisement. La journיe de travail sous la surveillance constante des Khmers rouges ou des Anciens est de douze heures, et ils ne recoivent pour toute nourriture qu'un fond de soupe au riz. "L'Angkar s'occupera de vous, ne vous en faites pas. Toutefois, elle exige que l'on respecte ses ordres et sa discipline. Vous devez tגcher de vous purifier".
Le manque de nourriture, de vitamines, se fait vite sentir. Des vieillards, des enfants meurent. Sans aucune considיration de l'Angkar. Les membres sont amaigris, les ventres gonflיs. La femme cambodgienne qui nous rapporte ses souvenirs avait dix ans. L'יmotion la submerge. Elle a perdu deux frטres morts de faim. "Vous savez ce que c'est d'avoir faim ? Vous n'avez plus rien sur les os. Le ventre est tout gonflי. Les pieds gonflent aussi...".
Cette mךme femme יvoque un autre souvenir. Elle a voulu aller voir sa mטre, qui יtait dans un autre camp, א une journיe de marche. A ses risques et pיrils elle s'aventure sur le sentier dans la jungle. Elle retrouve sa mטre. Prises par l'יmotion elles sont incapables d'יchanger le moindre mot. Elles ne peuvent que pleurer.
"Vous devez travailler dur, et l'Angkar prendra soin de vous". Cette phrase continuellement rיpיtיe reste gravיe dans la mיmoire. Mais beaucoup commenחaient א se demander א part eux s'ils ne faisaient pas l'objet d'un programme d'extermination gigantesque, car la diminution constante des rations et l'augmentation du travail forcי ne pouvaient conduire qu'א des milliers de morts. S'il s'agissait de purification, c'יtait une purification par la survie des mieux adaptיs. Et au prix d'une destruction totale de toutes les valeurs traditionnelles du Cambodge.
A prיsent tout appartenait א la communautי. La propriיtי privיe יtait abolie. Les enfants appartenaient א l'Angkar. Plus personne n'יtait responsable de rien. Des travaux, souvent gigantesques, de creusement de canaux, יtaient faits en dיpit du bon sens. Tous les gens instruits avaient יtי יliminיs ["Les laisser en vie ne sert א rien. Les exterminer ne fait rien perdre א la rיvolution"]. La volontי du pays de vivre en autarcie se soldait par un immense יchec. Mais l'Angkar, infaillible, continuait de tout rיgenter en imposant ses ordres. Et poursuivait la purification.
Chacun devait se soumettre א l'Angkar, n'יprouver aucun sentiment, ne pas penser א son conjoint et א ses enfants, ne pas aimer, se consacrer exclusivement א ses obligations envers le pays, rejeter toute croyance religieuse. Lors des rיunions, les Khmers rouges comparaient volontiers le rיvolutionnaire idיal au "camarade boeuf". Camarade boeuf ne refusait jamais de travailler. Camarade boeuf יtait obיissant. Camarade boeuf ne se plaignait pas. Camarade boeuf ne se plaignait pas quand sa famille se faisait tuer. "Nous n'יtions plus des hommes".
Voilא ce qu'a יtי l'Angkar, pour ceux qui arrivent א en parler. Une entreprise de dיshumanisation au nom d'une idיologie, doublיe d'un gיnocide. Entre avril 1975 et janvier 1979 - la fin du rיgime des Khmers rouges - au moins 1,5 million de Cambodgiens moururent de maladies non soignיes, d'יpuisement ou de faim. En outre au moins 400 000 personnes - hommes, femmes et enfants - furent exיcutיs parce que ennemis de l'Etat.
Aujourd'hui se dיroule le procטs de quelques hauts responsables Khmers rouges. Les inculpיs sont Duch [le directeur du centre de torture S21, qui plaide non coupable], et quatre caciques du rיgime : Nuon Chea, Leng Sary, Leng Thirith et Khieu Samphan. Cinq hommes seulement. L'ex-chef historique, Pol Pot, qui avait יtי arrךtי et condamnי א la prison א vie en 1997 par d'anciens partisans, mourra mystיrieusement en 1998...
Sur place on parle peu, et mךme pas du tout, du procטs. Certains se bornent א nous faire remarquer que le premier ministre actuel est un ancien responsable Khmer rouge.
Les plaies ne sont pas refermיes. La coupure est toujours lא. La nouvelle sociיtי cambodgienne a א se reconstruire par delא cette bיance.