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15. Roger copilote

Publié le 22 décembre 2009 par Irving
« ...Paxton Fettel rengaina son épée dans son fourreau, car tout son arsenal était bien inutile face à l'ennemi qu'il s'apprêtait à affronter. On passe notre vie à taper sur des gobelins, sans répit. On forge des armes dans la pénombre des galeries creusées à même la roche par les nains, on se ruine pour mieux s'équiper. Mais au fond rien ne nous prépare à affronter certains démons des temps anciens, et rien ne nous protège de l'absurdité du monde. Même s'il fut des jours jadis où les choses avaient un sens.
Paxton entreprit de retirer son heaume pour mieux respirer. La lassitude lui faisait les épaules tombantes, et les jambes molles. La bouffée d'air qui s'offrit à lui était viciée.
Les ennemis défilent et emportent à chaque fois un peu de notre jeunesse. On arpente les quatre royaumes de Ragnar pour se faire assaillir de tout côté par les gobelins et les fantômes de brume, juste parce qu'ils ne vous comprennent pas vraiment. On passe notre temps à combattre des adversaires toujours plus nombreux, qui se foutent pas mal de votre épée forgée dans la montagne qui vous a coûté les yeux de la tête. En vérité on a à peine commencé l'aventure qu'on a déjà tout raté, et il ne fait pas bon être chevalier par les temps qui courent.
La créature poussa un hurlement lourd et électrique. Paxton épongea la sueur de son front, et s'assit en tailleur. Il réajusta sa cotte de maille, et tenta d'ignorer le vacarme assourdissant qui emplissait la grotte. Le démon mythique s'apprêtait à le dévorer, de ses immenses lèvres verticales.
Les paysans du coin avaient pourtant prévenu Paxton qu'une bête légendaire habitait cette caverne : Le vagin géant d'Astaroth... »
Roger hurle comme si les feuilles de papier que ses mains tiennent lui brûlaient la peau. Son cri de goret égorgé me fait sursauter et le scooter fait une embardée. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, et pousse mes côtes pour faire de la place. Je manœuvre le véhicule pour le remettre droit, en remerciant mon animal totem de m'avoir placé sur une route vide. Roger n'en finit pas de vociférer, et je lui décoche quelques coups de coude pour le faire taire.
-C'est du putain de n'importe quoi ! beugle-t-il.
Il jette les feuilles au vent derrière nous, en un geste théâtral. Je presse la poignée du frein un peu trop fort, et je sens la roue arrière se décoller légèrement de la route, et le casque de Roger me cogner la nuque. Je tourne le contact, sans prendre la peine de garer le scooter sur le bas-côté. J'arrache presque mon casque, et demande à Roger de me donner une seule bonne raison pour ne pas le battre à mort avec. Les larmes aux yeux, il me demande si j'ai d'autres passe-temps que de faire chier la Terre entière.
-Tu écris mal, bordel ! crie-t-il. C'est affreux, c'est à vomir ! C'est mon putain de futur qui s'échappe, tu comprends ?
-Non, dis-je sèchement.
-Tu deviendras pas un grand écrivain. Le futur duquel je viens n'existe déjà plus. J'ai cru que je pourrais y arriver, je...
Il passe sa main sur son visage, nerveusement, et découvre qu'il a gardé son casque. Je pose le mien par terre et rebrousse chemin à pied pour aller chercher mes feuilles éparpillées sur la route. Je les ramasse comme des trésors sous l'œil haineux de Roger.
C'est ça que je fais. J'écris des histoires qui m'éloignent chaque jour un peu plus de la littérature. Je pénètre pas à pas dans un monde de divinités à grosses couilles et de personnages qui subissent trop pour être sympathiques.
Certaines pages sont emportées par le vent d'hiver, et avec elles certains passages de mon histoire. Il manquera des épisodes entiers, dont je suis bizarrement incapable de me souvenir précisément, parce que je m'étonne moi-même parfois de voir le chevalier faire n'importe quoi.
Le froid vient se briser sur mon grand manteau, mais ma tête nue souffre le martyr. Mes pensées gèlent et partent en buée lorsque je respire. C'est mon putain de cerveau qui s'évapore.
Je ne suis pas inspiré. Je suis un chevalier qui part sur la route à la recherche de péripéties, parce qu'il faut bien qu'il se passe quelque chose. J'ai un nouvel ami qui vient du futur, et un animal totem sorti d'un livre pour enfants. J'ai la vie folle que je provoque par peur de la page blanche.
Je finis par déchirer les feuilles que je viens de ramasser, mais ce n'est pas pour faire plaisir à Roger.
La route de campagne attend toujours une voiture, qui ne se montre pas. La grisaille du paysage m'isole du reste du monde, me murmure que personne ne viendra me chercher ici. J'ai envie de répondre aux connards de nuages « Où que je sois, c'est la même merde ». Être écrivain c'est pourri, je le comprends peu à peu. C'est juste qu'on peut pas faire autrement.
Une fois de plus je m'assois par terre pour être démonstratif. Je masse mon genou, tripote la tumeur par réflexe, sans pour autant réfléchir à ce que je fais. Je fais semblant d'être triste pour attirer l'attention d'un public imaginaire. Je reste assis quelques milliers d'années.
Les saisons passent, et l'érosion me fait peu à peu m'enfoncer dans le sol. Mon corps se couvre de mousse, et mon sang circule de moins en moins. Lorsque mon cœur cesse de battre, un frisson me sort de ma torpeur comme une sonnette d'alarme.
Je me lève et retourne jusqu'au scooter, où m'attend Roger. Je lui annonce que c'est à son tour de conduire, et il a un rictus fatigué, qui veut dire « A quoi bon ? ». Peut-être de quoi rendre son personnage sympathique, le coup de la tristesse.
-Écoute mec, dis-je, je veux pas que tu te fasses de soucis. Le futur dont tu viens c'est encore loin, et j'ai largement le temps de devenir moins con.
Je lui colle une grande claque dans le dos, qui le fait sursauter. Je le gratifie de mon sourire le plus exagéré, plein d'incisives et de canines. Un sourire qui contient l'optimisme le plus stupide dont je sois capable.
Nous remontons sur le scooter, et cette fois Roger conduit. La campagne défile pendant quelques kilomètres avant que je ne parte dans une rêverie absurde. Je vois les mots danser et le talent venir à moi. Je vois des années de travail qui paieront, et mon style qui s'améliorera.
Les gens se déplaceront en jet-packs, et les écrivains cesseront de vivre en retrait, même si ça rendra les choses plus difficiles pour eux. Et avec le temps, cette petite douleur lorsque je dois arracher une idée de ma tête s'atténuera, et je serai moins vague dans mes descriptions.
Roger s'arrête à une station-service. Réalisant que je me suis perdu dans mes pensées pendant plus longtemps que je ne le pensais, je demande à Roger s'il a bien suivi l'itinéraire. Il m'explique fièrement qu'il a pris un raccourci, et je le laisse faire le plein.
Nous sommes maintenant dans une zone industrielle pleine d'hypermarchés et de fast-foods. Les voitures sont moins rares, et les gens remplissent leurs caddies par peur de la pénurie annoncée. Je vais me dégourdir les jambes en fumant une cigarette.
C'est alors que je remarque le numéro d'immatriculation des voitures, et une angoisse irrépressible me fait frissonner. Je retourne vers Roger pour lui demander quel est ce raccourci dont il m'a parlé.
-J'ai pris par Clermont-Ferrand, me répond-il.
« Enfer et damnation » est une expression que l'on n'utilise pas assez souvent. Pris de panique, je hurle à Roger de courir au scooter et de le démarrer. Devant son emportement et son incompréhension, je lui arrache les clefs des mains, en priant pour qu'il ne soit pas trop tard. Je crie aux gens autour de nous de se mettre à l'abri, et leur regard me fait passer pour un fou.
Le sol se met à trembler, et je pousse un soupir exaspéré. Au loin, un géant cracheur de feu que je ne connais que trop bien arrive à toute allure en écrasant voitures et fast-foods sur son passage. Sa voix retentit pour nous avertir de notre extermination imminente.
Les gens lâchent leurs caddies, et se ruent sur leurs voitures en hurlant comme des déments. Dieu carbonise le grand hypermarché auvergnat avec un rire sadique. J'enfourche le scooter et tourne le contact. Roger s'installe derrière moi précipitamment, en me demandant comment j'étais au courant.
-C'est pour ça que l'itinéraire évitait cette ville, dis-je. Parce que ça ne pouvait pas se passer autrement sinon.
Je tourne l'accélérateur à fond. Je me retrouve sur la route, parmi les voitures roulant en zigzags à pleine allure, qui veulent elles aussi échapper à ce Dieu rageur. Maîtrisant à peine mon engin, je slalome entre les véhicules pour éviter de me faire renverser, Roger beuglant dans mes oreilles qu'il ne veut pas mourir.
En jetant un coup d'œil dans mon rétroviseur, je remarque que Dieu se met à poursuivre la colonne de voitures dans laquelle je me trouve. Il écrase un monospace quelques dizaines de mètres derrière moi, et crache un jet de flamme qui vient faire exploser une berline que je tentais de doubler. La déflagration manque de renverser le scooter, et provoque un carambolage que j'évite presque par miracle.
J'ai l'impression que chaque fois que je mets les pieds en Auvergne, c'est la même merde. Je pousse une fois de plus l'accélérateur à fond, mais n'ai pas la puissance suffisante pour semer Dieu. Roger me crie que ce dernier se met à courir. Je tourne la tête une fraction de seconde, et aperçois le géant en pleine lancée qui remonte la route en écrasant les voitures. Je prends une grande inspiration, et conseille à Roger de se cramponner.
Je freine d'un coup sec, et me retrouve dans une tourmente de véhicules qui sont autant de taureaux sauvages lâchés sur la route. Nous nous faisons dépasser par quelques bêtes rugissantes, mais l'une d'elles finit par nous percuter et le scooter fait un vol plané sur le bas-côté, avec une violence qui nous éjecte Roger et moi bien plus loin que l'engin.
Je roule au sol et me retrouve sur le dos juste à temps pour voir passer au dessus de ma tête la plante de pied du géant, qui écrase une voiture à côté de moi, avant de reprendre sa course.
Je fais le mort quelques secondes, assourdi par le bruit des moteurs poussés dans leurs retranchements, et celui des hurlements de terreur. Je ferme les yeux et retiens ma respiration, me mordant les joues en espérant des jours meilleurs.
J'écrirai peut-être une nouvelle là dessus, histoire de faire croire que j'ai de l'inspiration. On me demandera où je vais chercher tout ça, et on fera la remarque que le récit part un peu dans tous les sens.
Je me relève au milieu du champ de bataille. Carcasses de voitures et débuts d'incendies s'étendent à perte de vue. Roger tremble comme une feuille, allongé par terre, et quand je tente de l'aider à se mettre debout, je réalise qu'il lui est impossible de bouger pour l'instant.
Le truc c'est qu'on s'en prend vraiment plein la gueule. A Paris ou à Clermont-Ferrand, les gobelins ne sont jamais loin. Alors on écrit pour essayer de rendre la vie un peu plus normale. Parce que c'est la vie, et pas le récit, qui part un peu dans tous les sens.
Note : Développer plus les réflexions sur l'écriture (pas très intelligentes)
Prochainement : Personne

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