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19 décembre 1851/Mort de William Turner

Publié le 19 décembre 2009 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours
Invitée du jour : Fabian Gastellier


     Le 19 décembre 1851 meurt à Chelsea le peintre et graveur britannique Joseph Mallord William Turner. Il s’éteint en murmurant : « Le soleil est Dieu. » Turner
Joseph Mallord William Turner,
Autoportrait, vers 1799
Huile sur toile, 58 × 72,5 cm
Londres, Tate Britain


« Turner naquit académicien et mourut impressionniste » (Émile Verhaeren)

     Fils d’un modeste barbier, Joseph Mallord William Turner, né à Covent Garden le 23 avril 1775, n’a pas dix ans lorsqu’il exécute ses premiers dessins dans le Kent, aux alentours de Margate où la mer habite l’espace.

     Le 11 décembre 1789, Turner, âgé de quatorze ans, intègre l’école de la Royal Academy of Arts qu’il fréquente jusqu’en 1793. Il perfectionne son trait, étudie la perspective, s’initie à la gravure et s’ouvre à la couleur. Sa première palette distille des tons froids, dans la tradition des paysagistes anglais, Paul Sandby ou Richard Wilson. Elle va se réchauffer au contact des maîtres hollandais ou à travers l’étude des œuvres de Watteau ou du Titien. Mais c’est auprès de Nicolas Poussin ― dont il analysera l’arithmétique des couleurs ― et de Claude Gellée ― dit Le Lorrain ―, que Turner puisera l’essentiel de son travail de réflexion. Si Turner sait apprendre des Anciens, son ambition et son cheminement vont le pousser à chercher bien au-delà, en dépassant cadres, codes et conventions.

     Parallèlement aux grandes toiles, Turner multiplie les aquarelles, ce travail du papier où le pinceau semble toujours effleurer une surface fragile qu’il portera jusqu’à l’excellence. Dès 1796, Turner expose à la Royal Academy Pêcheurs en mer, peinture à l’huile qui enthousiasme la critique. Turner va vivre son art dans une relative aisance: reconnu et à l’abri de tout problème financier, même si l’homme est bien plus complexe qu’il n’y paraît.

     Insatiable spectateur de la nature, Turner parcourt son île du sud au nord, livre des croquis de Bristol, Barth, Hammersmith… Devenu Académicien en 1802, il voyage alors en Écosse, dans le pays de Galles, le Devonshire, en Suisse, en Belgique et en France où il admire « les grands horizons baignés d’une douce lumière » qui ont séduit Claude Lorrain. Si, dans ses œuvres de jeunesse, les formes sont précisément et solidement tracées, l’artiste s’enhardit très vite et se libère des servitudes étroites du dessin. Sous l’assaut d’un bleu, d’un vert, d’un rouge ou d’un jaune, la description picturale s’effrite. Par un jeu savant d’ombres légères, de tons purs ordonnés en minces couches, de subtils contrastes, il parvient à restituer l’éclat d’un soleil ou d’un ciel comme la pâleur d’un rayon de lune ou encore les sensations de pluie communes aux orages et aux tempêtes… Fin lettré, Turner puise souvent chez les poètes le commentaire accompagnant ses toiles. Ainsi, pour Matin sur la montagne de Coniston, Cumberland, de 1798, choisit-il quelques vers de Milton qui semblent écrits pour son univers pictural :

          « Vous, brouillards et exhalaisons qui maintenant vous élevez,
         Gris ou sombres, de la colline ou du lac ondulant,
         Jusqu’à ce que le soleil peigne d’or vos franges laineuses,
         Levez-vous en l’honneur du grand Créateur du monde.»

         (John Milton, Le Paradis perdu)

« Le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe » (Marcel Proust)

     En 1818, sa rencontre avec Venise marque un tournant radical. L’aspect narratif est évacué. La réalité figurative se dissout en vapeurs irréelles, en danses, en buées, en impressions. Tout échappe pour renaître en flux ininterrompu d’ondes diaprées. Les couleurs fondent aussi pour n’être plus qu’une célébration de la couleur d’où surgit la lumière : ainsi naît une vision subjective, entre mémoire d’un site, imagination et rêve.

     Au fil des ans, l’artiste offre une clarté de plus en plus éblouissante. L’œil est happé par un halo où les ors, les crème et les blancs se brisent en mille nuances. Turner est arrivé à un stade où il peint une vision lumineuse d’un lieu, ne s’attachant pas seulement à la représentation de la lumière naturelle qui baignerait un paysage, mais faisant de la couleur et de la lumière les structures mêmes du tableau ou de l’aquarelle. Il n’est, hélas, guère compris et le critique William Hazlitt dira de ces toiles qu’elles sont « des portraits de rien, mais très ressemblants. »

     « Seul un nouveau Turner peut comprendre Turner », soupirait John Ruskin, son plus ardent défenseur et collectionneur. Pourtant, avec cet univers du trouble, du vague et du flou nimbés d’éclats, Turner est parvenu à sublimer le Romantisme et à inventer un nouveau langage pictural qui allait trouver son écho un quart de siècle plus tard.

« Ces tableaux paraissent peints, non avec de vulgaires pâtes, mais avec des couleurs immatérielles » (Paul Signac)

     En 1846, Turner rompt avec le monde pour s’isoler dans sa demeure de Chelsea sous le nom d’Admiral Booth (patronyme de sa dernière compagne) pour y mourir le 19 décembre 1851. N’ayant pas d’héritier, tous ses tableaux reviennent à la Couronne, soit un legs de plus de trois cents huiles et vingt-mille ébauches : l’intégralité du fonds de son atelier.

     Vingt-huit ans après l’exposition d’une de ses toiles majeures Pluie, vapeur et vitesse : le Great Western Railway, 1844, Claude Monet accroche dans l’atelier du photographe Nadar son Impression soleil levant. L’Impressionnisme est né. Si Turner, par son invention de la couleur et de la lumière comme mode de récit pictural, en est sans doute aucun le véritable précurseur, on peut s’autoriser à penser que, par ses confrontations de couleurs d’où tout support descriptif est absent, il est aussi l’annonciateur de l’abstraction.

« Turner, devait dire Debussy, est le plus grand créateur de mystère en tout art. »

Fabian Gastellier
D.R. Texte Fabian Gastellier
pour Terres de femmes.


Turner 1

William Turner
Confluent de la Severn et de la Wye
ou Paysage avec une rivière et une baie au loin, 1845
Huile sur toile, 93,4 x 123,5 cm
Paris, Musée du Louvre.


« Paysage avec une rivière et une baie au loin »

     « On se trouve en face d’un brouillis de rose et de terre de sienne brûlée, de bleu et de blanc, frottés avec un chiffon, tantôt en tournant en rond, tantôt en filant en droite ligne ou en bifurquant en de longs zigzags. On dirait d’une estampe balayée avec de la mie de pain ou d’un amas de couleurs tendres étendues à l’eau dans une feuille de papier qu’on referme, puis qu’on rabote à tour de bras, avec une brosse ; cela sème des jeux de nuances étonnantes surtout si l’on éparpille, avant de refermer la feuille, quelques points de blanc de gouache.
     C’est cela, vu de très près, et, à distance, … tout s’équilibre. Devant les yeux dissuadés, surgit un merveilleux paysage, un site féerique, un fleuve irradié coulant sous un soleil dont les rayons s’irisent. Un pâle firmament fuit à perte de vue, se noie dans un horizon de nacre, se réverbère et marche dans une eau qui chatoie, comme savonneuse, avec la couleur du spectre coloré des bulles. Où, dans quel pays, dans quel Eldorado, dans quel Eden flamboient ces folies de clarté, ces torrents de jour réfractés par des nuages laiteux, tachés de rouge feu et sillés de violet, tels que des fonds précieux d’opale ? Et ces sites sont réels pourtant ; ce sont des paysages d’automne, des bois rouillés, des eaux courantes, des futaies qui se déchevèlent, mais ce sont aussi des paysages volatilisés, des aubes de plein ciel ; ce sont des fêtes, célestes et fluviales, d’une nature sublimée, décortiquée, rendue complètement fluide, par un grand poète. »

Joris-Karl Huysmans, Certains [1889] in Écrits sur l'art : L'Art moderne ; Certains ; Trois Primitifs, Éditions Flammarion, Collection GF, 2008, pp. 201 sqq.


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