Le professeur Leslie F. Manigat annonce le lancement de la série des trois premiers volumes de l'«Eventail d'Histoire Vivante d'Haiti». L'édition de poche paraîtra à partir du début de l'année nouvelle 2010 et sur deux ou trois années a venir encore, (si Dieu lui prête vie), en quinze (15) volumes.
Leslie François Manigat,Historien,professeur des Universités,ancien Président de la République d'Haiti
« Manifeste » ou profession de foi d'un historien professionnel, en guise de Préface à l'édition de poche en 15 volumes, revue, corrigée, augmentée et surtout totalement refondue, de l ' « Eventail d'Histoire Vivante d'Haiti » incorporant une documentation prospectée en ratissant large l'espace de terrain disponible pour les recherches historiques, notamment de nouvelles sources microfilmées d'archives et une mise à jour bibliographique résultant d'un recyclage permanent nécessaire.
La présente édition de poche en 15 volumes totalement refondue, de notre « Eventail d'Histoire Vivante d'Haiti », a été préparée en pensant aux étudiants de nos facultés et écoles supérieures et au grand public lettré, tout en étant accessible aux meilleurs candidats au baccalauréat . C'est à ce niveau que l'analyse explicative de l'histoire peut se déployer en ampleur d'interprétation pour la satisfaction de l'historien soucieux de dégager l'intelligibilité d'une « étude scientifiquement conduite » à travers le passé, le présent et les projections d'avenir du vécu du peuple haïtien.
L'auteur a voulu que, dans cette entreprise d'histoire totale, tout soit là pour aiguiser la curiosité et alimenter le « besoin d'histoire » de nos générations successives. On pense aux oeuvres de longue haleine étalées sur la longue durée, par exemple au Michelet de l'Histoire de France en 19 tomes (l'édition dite définitive), ou au T. Madiou en huit tomes de l'Histoire d'Haiti ou encore au B. Ardouin en 11volumes des « Etudes sur l'Histoire d'Haiti ».
De Toussaint Louverture à nos jours, dans les conjonctures marquantes comme dans les faits événementiels de l'histoire quotidienne, dans la longue durée des structures comme dans les instantanés de l'histoire au présent, dans la sphère des réalités socio-économiques comme dans les contraintes ethnoculturelles, des pratiques coutumières idiosyncrasiques comme dans les volitions psychologico-spirituelles de notre peuple, l'auteur a voulu qu'aucune composante des déterminants historiques de notre collectivité soit absente de la dynamique évolutive qui a présidé à notre naissance, à notre existence, à notre vouloir-vivre, à notre savoir-faire et à nos accomplissements, quelque délicate ou brûlante que telle ou telle composante ait été, car pour l'historien professionnel responsable, il n'y a pas de sujet tabou, ni d'ailleurs de question à valeur de clef d'or, qui serait capable de tout résoudre à elle seule.
Et cette histoire, c'est toute une vie passée à l'écrire, de 17 à plus de 77 ans, en cliquant sur le clavier des faits humains du passé et en taquinant tout le registre des passions humaines pour une analyse devenue plus sereine avec l'âge. Géographie, histoire, politique, économie, culture, religion, sociétés et civilisations, tout y passe dans ce complexe relationnel dans le prisme duquel j'essaie d'écrire le déroulement de la dynamique évolutive de notre humanité haïtienne que Jean Metellus qualifie de « nation pathétique », René Depestre du pays pour lequel il y a toujours eu et il y a encore « une mer à traverser », Frank Etienne de la terre qui a connu toutes les « affres des défis » multiformes et Dany Laferrière fils de la migration, de sa bibliothèque comme patrie plutôt que la terre natale à laquelle il a dit adieu avec cependant un re-bonjour répétitif, objet de la pulsion vers des retours occasionnels.
Faut-il être un poète pour mieux dire l'énigmatique Haiti ? « Challenge » pour un historien qui sait qu'il faut une dose de fiction pour dépister la vérité, mais sans s'égarer dans un excès porteur de confusion entre l'une et l'autre. La caution d'un Garcia Marquez soutenant que la fiction est plus vraie dans nos pays que la réalité, a besoin d'un antidote dans l'histoire vivante obsédée de l'exigence d'exactitude, science des sociétés humaines comme enquête, avec sa méthode critique, vers la plus haute probabilité humainement existante d'atteindre le vrai avec le souci du beau.
Aucun dogmatisme. Ni exclusivisme. Ni favoritisme de principe. Ni parti pris conscient d'ordre idéologique, social ou intellectuel. Seulement l'exigence de l'intégrité intellectuelle et du souci de l'histoire totale qui n'a rien à cacher. Comme le répétait Lucien Febvre, peut être même trop relativiste sur ce point, des nécessités nulle part, des possibilités partout. Nos révolutions véritables (je n'en ai recensé que deux dans notre histoire), nos tournants au virage décisif (ils ne dépassent pas les cinq doigts de la main), les changements d'étapes (presque à chaque génération), nos coups d'état (au rythme fréquent triennal en moyenne générale, sauf les 6 régimes à vie) et nos constitutions (pas encore le quart de la centaine) sont là pour témoigner que, derrière les secousses sismiques de notre histoire dont on a fait la théorie abondante, ce pays est resté immuable et pourtant changeant, un pays plus fertile en stabilité ou plutôt, à vrai dire, en stagnation (sinon en « dynamique de recul » ) qu'en progrès et sauts dans l'inconnu de l'anarchie ou de l'improvisation stérile. Et pourtant, elle tourne, elle court, elle souffre, elle chante et elle danse, la planète haïtienne.
La caméra de l'histoire vivante enregistre les rétrospectives, scoops et zooms de l'actualité en mouvement et le style, don du ciel, nous fait revivre les scènes palpitantes de vie ou les arrêts du coeur, par exemple aussi bien les coups de force successifs de Toussaint Louverture (j'en ai étudié neuf) pour escalader le pouvoir, que le constitutionnalisme dessalinien (j'en ai analysé les sept versets comme d'une bible, et la table des douze prescrits de la charte impériale de 1805, comme Moise dans son buisson ardent). La mort de Dessalines est filmée dans un « Silence, on tourne !) impressionnant, comme un micro baladeur permet d'enregistrer au ras du sol, les doigts de l'empereur ensanglantés coupés pour en dégager les bijoux, le cadavre criblé de balles et déchiqueté avant d'être laissé à l'abandon de la pitié vagabonde passée pour folle ou pour projeter l'embrassade fraternelle fatale d'un Charlotin Marcadieu suivant loyalement et fidèlement son chef dans la mort. On comprend pourquoi l'étude de Dessalines est fascinante, non pour le louer ou le censurer, encore moins pour le déifier ou le diaboliser, mais comme le démiurge campé au carrefour le plus décisif de notre histoire de peuple. Le panthéon vaudou l'a placé sur ses autels.
C'est à la suite de cela que, l'empereur assassiné, le dessein de ses meurtriers se dévoile dans un « justificatif » du régicide intitulé « Résistance à l'oppression », signé et publié par les conjurés du 17 octobre à la tête desquels figuraient nommément désignés Pétion, Gérin, Bonnet et Bazelais, document d'importance capitale dans lequel les assassins de l'empereur ont, par la même occasion, défini le modèle social de leurs intérêts, de leurs aspirations et de leurs rêves, la société créole antithèse des positions pour la représentation desquelles le fondateur avait perdu la vie : retour à la domination des grands propriétaires fonciers et des négociants de l'import-export, monopole de l'instruction grâce à quoi la gestion administrative et le traitement des affaires publiques au plus haut niveau sont assurés à la nouvelle oligarchie, possession des moyens et sources de production dès l'époque coloniale, prééminence sociale dans un système de clientèle, extension calculée à la partie de l'Est d'un esprit de secte partagé solidairement par les nantis des deux côtés de l'île après une partition pleine d'arrière-pensées avouées (voir les révélations du plan Levasseur), haut commandement de l'armée avec les brevets, insignes et épaulettes des divisionnaires et brigadiers, avec « l'indicatif » que le pouvoir est entre les mains d'un général victorieux, et on me permettra d'ajouter pour être complet, à la suite de Paul Verna, un élément inclusif, (souvent tabou comme « silent factor »), cette suprématie de la couleur favorisant la clarté de l'épiderme et la « qualité » des cheveux non crépus, dans un régime pigmentocratique logiquement absurde mais opérationnel dans la société d'alors, défini comme « le préjugé de couleur », au sortir d'une indépendance heureusement fondée sur l'union solidaire et indissoluble du Noir et du mulâtre. Puisque c'est vrai, il faut en parler aussi, comme Madiou a eu la simplicité audacieuse et l'aveu courageux bien souvent, d'en faire état, tout naturellement, comme historien témoin-acteur important et qui doit dire la vérité à ses lecteurs malgré les préjugés ambiants nourris par les siens et jusque dans son entourage.
Je l'ai appelé quelque part « la quadrangulaire de la race, de la propriété, de la caste et de la couleur », les quatre ingrédients du « colorisme » politique historiquement diviseur et ouvertement à l'oeuvre à l'assassinat de Dessalines et depuis lors avec des degrés d'intensité diverse, que l'historien ne saurait taire. Il est vrai, cependant, que depuis les études fort intéressantes et stimulantes réunies par le « Collectif paroles » sous la direction de Cary Hector portant le titre de « pouvoir noir », il m'a semblé que le mot de « pouvoir noir » sinon la chose s'est comme réfugié dans les études louverturiennes et dessaliniennes pour ne presque plus en sortir, signe des temps.
La suite de la saga historique du peuple haïtien se déroule comme un film a épisodes, dont les prises de vues s'arrêtent plus longuement sur des moments forts, comme les révolutions de 1843 au cours desquelles s'est détachée la figure de proue du leader paysan Jean-Jacques Acaau, révolutionnaire conséquent, défenseur de la petite propriété rurale, dénonciateur précoce de la détérioration des termes de l'échange et grand mystique devant Dieu et devant les hommes ; la geste d'un caudillo autoritaire et progressiste dont la vie lui a fait mériter le qualificatif de « contemporain capital » du long 19ème siècle dans sa deuxième moitié : Lysius F. Salomon Jeune à l'époque de la société des baïonnettes (masses) et des épaulettes (élites) ; l'apparition sur la scène politique haïtienne du phénomène transcendantal de « l'impérialisme américain » dont l'hégémonie se substitue à la prépondérance française traditionnelle ; l'épopée héroïque d'un Charlemagne Péralte, unificateur de la résistance haïtienne nationale, face à l'occupation militaire de son pays et sacrifié par traîtrise dans son combat pour bouter l'ennemi hors du sol sacré de la patrie, mais aussi, évidente et en même temps plus difficile à cerner, la vie quotidienne des masses populaires issues du pays rural profond traditionnel des lakous, ou urbain permanent des travailleurs manuels, ou urbain récent des « cours des miracles » et aujourd'hui des bidonvilles, décrite en tranches épisodiques colorés de héros, certains anonymes, certains légendaires fameux grâce à l'histoire orale, certains autres familièrement connus par l'histoire écrite et dont l'activisme a rempli les pages de l'imagerie des faiseurs d'histoire d'antan comme Goman l'africain, Similien et ses zinglins, les amazones de Salnave, Malfait et Malfout, Jean Jumeau, Mérisier Jeannis, Antoine Simon, Charles Oscar, Docema, le « rouleau compresseur » de 1946 avec Fignolé, les « tontons-macoutes » de l'ère des Duvalier, et autres. C'est toute cette histoire diverse, pas assez mise en lumière, qui attend les historiens de terrain soucieux de lui accorder la préférence scientifique qu'elle mérite dans notre bibliographie nationale à enrichir.
Ainsi, la collection de poche de notre EVHIVIHA avec ses 15 volumes commence-t-elle à nous mettre en main progressivement l'histoire d'Haiti reconstituée en vérité comme notre passé-présent de peuple et, comme tel, déjà réalisé et intégré dans ce passé. Ne manquons point le rendez-vous avec l'autre histoire, celle qui est encore en chantiers et reste à faire, comme une exigence patriotique, vu les déficits de l'« histoire immédiate » au tableau de notre « histoire au présent ».
Le profil historique des deux cent vingt ans d'existence de l'Etat haitien, depuis la genèse de sa révolution d'indépendance nationale avec Toussaint Louverture, confirme que la triple fonction de conservatoire, de laboratoire et de combinatoire régit toujours le destin de notre peuple à travers les défis changeants d'un séisme naturel dans lequel l'humain, chez nous, se débat pour éviter d'être confiné comme dans un logement permanent fait pour des sous-humains, et pour réussir à échapper à on ne sait quel karma du malheur haïtien.
Nostalgie du paradis perdu d'une « Haiti chérie, perle des Antilles » rêvée et toujours chantée par notre peuple souffrant, mais qui, dans les percées de son évolution, continue de chanter et danser sa joie de vivre inextinguible, même dans une souffrance consciente. Drame dans le sens Victor Hugo du mot, à la fois comédie et tragédie avec ses bénéficiaires et ses victimes, dans une confondante théorie des genres.
Au fur et à mesure de sa parution, chacun de ces quinze volumes de cette édition de poche viendra prendre place dans la bibliothèque de consultation de l'honnête lecteur intéressé à se documenter sur notre histoire et sur les problèmes que sa connaissance nous révèle, car « poser un problème, c'est précisément le commencement et la fin de toute histoire » (Lucien Febvre). Non seulement, en amont, « pas de problèmes, pas d'histoire », mais en aval, pas d'action humaine valable sans résoudre tel problème par la création d'un autre, ce qui est la manière de faire avancer l'évolution de l'humanité. Or, pas de problèmes sans problématique générale : on se demande encore quelle est la nôtre, celle de notre personnalité de base collective. Eh bien! c'est à l'histoire qu'il faut le demander, ce passé-présent qui recèle et donc peut permettre à l'historien de reconstituer le destin des sociétés et civilisations humaines en besoin d'histoire. Marc Bloch a écrit qu'il fallait « comprendre le présent par le passé », sans doute, mais aussi « comprendre le passé par le présent ». C'est la « transsubstantiation » témoignée par l'histoire.
Elle est bien haïtienne, cette tradition commune à tous les peuples, de connaître des moments d'aveuglement quand, dans la mêlée politique où s'entrechoquent les intérêts et les incompréhensions, et les malentendus, et la bêtise arrogante et la méchanceté haineuse et l'ignorance largement partagée et la cohorte des blasés de la banalité du mal, contre les hommes de bien, les esprits épris du beau, les partisans du bon, les apôtres du juste et les apologistes de la solidarité sociale, comme il y en a eu et en a toujours tant dans le camp malheureusement isolé ou dispersé des patriotes de bonne volonté de l'Haiti chérie, on voit se faire la coalition des habiles à barrer la route aux porteurs de la cause de la compétence, de l'intégrité et du rassemblement unitaire qui, désireux et capables de « faire la politique autrement », auraient pu et pourraient donner sa chance à notre malheureux « singulier petit pays », et on pense a nos Firmin emblématiques d'hier, d'aujourd'hui et de toujours.
Alors, que sais-je, en vérité, sinon voir la surface d'un iceberg ? Et encore ? Même les valeurs spirituelles impondérables de la politique, je veux dire, par exemple, les réalités cosmiques et ésotériques auxquelles ma foi chrétienne élargie et mon expérience du mysticisme haïtien m'inclinent à croire comme le poids contraignant de « la force du destin » dans le Rigoletto de Verdi à laquelle pourtant on peut échapper, ne sont soumises à on ne sait quelle loi de l'unanimité déterminée à l'avance, et ont leurs champs d'action encombrés de combats entre adversaires décidés à l'emporter les uns sur les autres, « sur la terre comme au ciel ».
Comment comprendre leur intégration dans une analyse explicative d'un historien qui croit à la seule validité d'une « étude scientifiquement conduite » ? La pensée anglo-saxonne universaliste le dit bien dans son humanisme interrogateur : Shakespeare écrit « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve votre philosophie », et Einstein a eu ce mot devenu fameux : « Tout notre savoir, accumulé au cours d'une longue existence, mais mesuré et comparé à la réalité, est primaire et puéril, et cependant, c'est le capital le plus précieux que nous possédons ». C'est pourquoi on a l'humilité de pouvoir dire, après chaque livre écrit et publié, qu'on n'a jamais fini de trouver en histoire.
Quinze (15) volumes pour dire, dans cette édition de poche, l'histoire d'Haiti en 220 ans d'existence nationale, il y a matière au choix pour lire, relire, méditer, approuver, gourmander, contester et faire lire en toute liberté d'esprit, les phases de ce combat incessant pour les nouvelles vérités en marche.
Leslie François ManigatYon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.