Vers la démystification de l'antioccidentalisme
Dr Jeannot FRANCOIS
Dans un article publié dans l'édition du Nouvelliste du 27 Novembre 2009, Jean-Claude Chérubin a tenté de mettre en évidence les problèmes écologiques de l'ile Kiskeya pour faire ressortir l'unité de destin des deux peuples de cette île. Il ne fait aucun doute que pour relever les défis environnementaux et lutter contre certaines maladies contagieuses, une approche insulaire est indispensable. Mais ceci est largement insuffisant pour constituer les bases ou même le point de départ d'un consensus sur la nécessité d'une unité de l'île.
En effet, l'histoire de l'humanité nous apprend que, dans le jeu de relations entre peuples, les intérêts matériels priment généralement sur toutes autres considérations. De ce point de vue, il faut admettre que, dans une perspective d'unité, Haïti n'a pas grand-chose à offrir. C'est un État défaillant dont les indicateurs de développement humain sont au rouge et qui, en cas d'unité, risque de constituer un lourd fardeau pour les dirigeants de la partie orientale de l'île.
La solidarité dans la misère, ça n'existe pas. A moins de vouloir se prêter à un jeu cynique en utilisant les problèmes environnementaux ou la menace de propagation de maladies contagieuses comme une arme dissuasive pour forcer la main aux dirigeants dominicains, je ne vois pas en quoi ces derniers auraient intérêt à s'engager dans une politique d'unité de l'île.
D'un autre côté, l'auteur a voulu porter un regard accusateur en soulignant que les Haïtiens et les Dominicains seraient des peuples « vaincus », victimes d'une « vision prédatrice imposée par l'Occident » ou de « mines antisociales » héritées de l'époque coloniale. Il conclut son article en déclarant : « Tandis qu'Haïti continue de faire les frais de sa légendaire arrogance identitaire, la République dominicaine est en train de tirer un profit incertain de son déficit identitaire. » Ainsi, Jean-Claude Chérubin a voulu insinuer que l'unité de l'île Kiskeya peut aussi se concevoir sur la base de l'identification d'un ennemi commun : l'Occident.
En fait, c'est mal connaitre le peuple dominicain que de vouloir dire qu'il souffre d'un déficit d'identité. Les Dominicains, je l'avais souligné dans un précédent article, sont réputés pour leur esprit d'ouverture et ils s'emploient à tirer le maximum de profit de leur contact avec les occidentaux avec lesquels ils entretiennent des relations très cordiales.
Par exemple, en République dominicaine, l'étranger est toujours le bienvenu et depuis des siècles, il bénéficie du droit de propriété. De même, l'actuel Président de la République dominicaine a été scolarisé aux USA ; au cours de son premier mandat en 1996, il a donné au pays une orientation nettement libérale qui a favorisé les investissements étrangers dans tous les domaines, permettant au pays de connaitre une croissance économique accélérée. Et comme signe d'approbation des orientations de sa politique gouvernementale, le peuple dominicain lui a accordé deux autres mandats consécutifs ; il est en train de jouir de son troisième mandat avec un taux de popularité appréciable.
Cependant, cet esprit d'ouverture ne peut en aucun cas être assimilé à une forme d'aliénation culturelle ou de déficit d'identité. Au contraire, à mon sens, il traduit un certain degré de maturité idéologique qui mérite d'être copiée car un homme ouvert aux cultures de son époque n'est ni aliéné ni ne souffre de déficit d'identité, c'est tout simplement un homme cultivé. (1)
Qu'en est-il de « l'arrogance identitaire des Haïtiens » ?
L'entêtement des Haïtiens à rechercher une identité culturelle propre constitue l'un des goulots d'étranglement qui expliquent la plupart des difficultés du mal développement du pays et les dérives qui vont avec. En effet, depuis deux siècles, l'Haïtien s'emploie à se forger une identité culturelle, dont les contours sont généralement mal définis, reposant sur le principe du nationalisme et du retour exclusif aux valeurs ancestrales et à travers laquelle il semble vouloir faire la promotion de tout ce qui est antioccidental.
Or en ce nouveau millénaire, dans la perspective de mise en place des structures pour résoudre les problèmes de sous-développement, compte tenu des circonstances historiques, l'occidentalisation de fait des pratiques de vie et d'organisation sociale est incontournable. Ce qui place Haïti dans la situation d'un peuple qui nage à contre-courant, qui sombre dans la misère la plus abjecte et qui paradoxalement semble vouloir tirer une certaine fierté de cette situation parce qu'elle lui permet d'affirmer sa différence avec le Blanc ou se soustraire des péchés de « la logique technicienne productiviste » qui vulgarise cette « modernité triomphante » considérée comme la chose du Blanc. C'est là tout le fondement du pyramisme qui a fait l'objet des deux premiers articles de cette série (La République rebelle) que j'ai publié dans Le Nouvelliste.
Pourtant, dans l'histoire récente de la République dominicaine, les exemples ne manquent pas pour démontrer que l'ouverture vers l'Occident est une stratégie payante. Le président Préval dans un discours devant l'Assemblée Nationale à l'occasion de la rentrée parlementaire de Janvier 2009 disait que, dans les années 60 les revenus per capita d'Haïti et de la République dominicaine étaient à peu près similaires ; cependant, alors qu'en ce début de millénaire, les Dominicains ont plus que doublé le leur, le nôtre a diminué de moitié.
Alors, logiquement, si le Président de la République n'a pas hésité à faire l'éloge des choix de la République dominicaine dans une déclaration publique, qu'est-ce qui nous empêche de nous inspirer de l'expérience de ce pays ? Rien. Comme ça, on pourra comprendre que, pour arriver à un tel niveau de performance, les Dominicains ont fait ce que nous avons toujours refusé de faire pendant près de trois décennies : s'intégrer intelligemment au marché mondial et accepter le modèle libéral comme choix économique.
Par ailleurs, il faut également souligner que la démarche de réappropriation identitaire renforce la position des dirigeants haïtiens tyranniques et démagogues qui peuvent justifier leur incompétence en évoquant le complot international contre Haïti. Quand ça va mal, il est facile de trouver un bouc émissaire : c'est la faute du Blanc. Or, « tout peuple est, en première et dernière analyse, responsable de l'intégralité de son histoire, sans exclusive » (2); en conséquence, dans l'analyse des causes du sous-développement en Haïti, je pense qu'il faut privilégier les facteurs liés aux causes internes, en particulier les mentalités.
C'est là un sujet sensible puisqu'il renvoie à la thèse raciste de l'incapacité intrinsèque du nègre à s'organiser en société. Cependant, il ne faut pas peur de l'aborder, parce qu'il est impossible de prendre en compte toute la dimension du problème de développement en Haïti en se basant tout simplement sur un ensemble de données statistiques. Autrement dit, les valeurs du PIB, du déficit budgétaire, de la balance des paiements n'expliquent pas tout. Il en est de même des théories portant sur la colonisation, la néocolonisation, l'échange inégal, l'insuffisance des ressources naturelles ou la « malveillance » de l'homme blanc.
Après tout, Haïti n'est pas le seul pays au monde à se trouver en situation de difficulté pour ajuster ses relations avec les puissances capitalistes occidentales. Certains pays qui se trouvaient dans des situations beaucoup plus difficiles que celle d'Haïti arrivent à s'en sortir. Ainsi, pour expliquer l'échec de la transition de 1946 et celle de 1986, s'il faut rejeter la théorie de ceux qui croient que les Haïtiens manquent un chromosome, il est en revanche dangereux de se confiner dans une ''neutralité statistique'' et éviter de poser les vraies questions. What wrong with those negroes ? Voilà, entre autres, en termes anglo-saxons, le genre de question qu'il faut se poser.
Car, de toute évidence, il est difficile de comprendre la réalité haïtienne tant que l'on s'obstine à faire l'économie d'une réflexion approfondie sur les causes internes des problèmes de ce pays. A la vérité, on devrait commencer par là.
On devrait commencer par admettre qu'il est urgent de changer les mentalités en Haïti. Il est notamment nécessaire de combattre l'individualisme, l'incivisme, l'intolérance, les pratiques de sorcellerie, la propension à la violence, la corruption et l'injustice. Il faut également travailler à la mise en place d'un establishment solide susceptible de créer les conditions de stabilité sociale et de développement économique. Pour cela, la classe politique et l'élite économique doivent changer d'attitude pour pouvoir assurer pleinement le rôle d'avant-garde qui leur est dévolu.
L'Haïtien a également besoin d'être ouvert à toutes les cultures de son époque et de rejeter les vieux clichés de retour exclusif aux traditions ancestrales. Ainsi, ceux qui prêchent le refus des pratiques culturelles occidentales considérées comme dangereuses pour l'âme haïtienne et comme une forme de résistance à l'homme blanc se prêtent à un jeu démagogique dont les conséquentes sont catastrophiques pour l'avenir du pays.
L'historien Georges Michel, dans un article sur les relations haïtiano-américaines publié dans Le Nouvelliste No 36872 du 10 Mars 2004, indiquait «que nous Haïtiens, nous étions plus forts sur le terrain de la politique que les Etats-Unis en Haïti, que nous avions les moyens de 'faire pondre' les Etats-Unis politiquement à tout moment». Plus loin, il ajoutait que « ces relations ressemblent souvent au cartoon ' Tom and Jerry' où le gros chat Tom se fait constamment avoir par la petite souris Jerry. Nous sommes le seul peuple occupé par les Etats-Unis à avoir rejeté le base-ball.»
Ce que Dr Georges Michel n'a pas mentionné dans son article, c'est que cette culture de résistance découlant d'une attitude de marron, qui n'est autre qu'une forme de lâcheté et un complexe d'infériorité vis-à-vis de l'Homme blanc, ne pénalise que les Haïtiens eux-mêmes. Car, la petite souris Jerry, à force de jouer des tours au gros chat Tom, finira par s'épuiser parce qu'il aura utilisé toutes ses énergies à ne faire que cela. Et comme dans un pays pauvre, tout le monde n'est pas pauvre, ce sont les paysans de Boucan-Carré, les résidents de Cité Soleil qui, en premier lieu, subiront jusqu'au plus profond de leurs tripes les effets de cette soi-disant campagne de résistance.
Prenons un autre exemple, à dessein, provocateur. Il n'y a pas un seul restaurant McDonald en Haïti. Est-ce parce que les Haïtiens sont les champions de la résistance à la mal bouffe à l'américaine ? Pas du tout. McDonald, à l'instar de la plupart des grandes firmes multinationales, ne s'établit pas en Haïti parce qu'il s'agit d'un pays où, entre autres, les rues sont sales, les infrastructures de base presque inexistantes, les conditions de sécurité mauvaises. Voilà les raisons. Tant que dure cette situation, les Haïtiens auront beau proclamer qu'ils représentent la première République noire indépendante du monde, ils auront beau évoquer la mémoire de leurs héros comme Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Charlemagne Péralte, mais ils vivront dans la crasse et la médiocrité.
Enfin, je veux terminer cet article en faisant cinq remarques :
1-La gloire d'Haïti, c'est demain. On n'atteindra jamais les objectifs de demain tant que l'on s'obstine à conjuguer l'avenir au passé, à remâcher nos rancoeurs vis-à-vis du Blanc, à entretenir des faux débats. L'esclavage, les massacres, les pratiques de spoliation ne sont pas l'apanage de l'Occident. Ils sont condamnables ; cependant, il faut bien admettre qu'ils font partie de l'ordre naturel des choses en raison du fait qu'on est loin, même très loin de cette vision d'une « société démocratique, pacifique et écologiquement viable » que Jean-Claude Chérubin appelle de tous ses voeux.
2- « Le développement n'est pas une course contre l'Occident » (3) ; c'est celle qu'on fera pour lutter contre l'exclusion, la précarité et les maladies, pour assurer l'éducation pour tous, protéger l'environnement, promouvoir l'égalité de chance de tous les citoyens et transformer Port-au-Prince qui n'est autre qu'un dépotoir à ciel ouvert. Autrement dit, au lieu de concentrer nos énergies sur les aspects conflictuels de nos relations avec les Blancs, mieux vaut adopter une attitude positive et agir en 'gran moun ' (comme des adultes). A ce moment-là, nos discussions avec le Blanc pourront porter sur la conquête de l'espace, les transferts de technologie, l'outsourcing. C'est à ce prix, et seulement á ce prix, que Haïti pourra sortir du bourbier.
3-Le déclin de l'Occident tel que prédit par les théoriciens du tiers-mondisme reste un mythe. Ainsi, contrairement aux déclarations de Jean-Claude Chérubin qui prétend que « nos peuples sont doublement victimes d'un système qui s'effondre », l'Occident reste fort et, dans les circonstances historiques qui prévalent actuellement, il a l'avantage de pouvoir édicter les règles du jeu.
4- Les Haïtiens et le Dominicains partagent l'île d'Haïti. Et La comparaison s'arrête là. Ainsi, contrairement aux déclarations de Jean-Claude Chérubin, je pense que l'effort à entreprendre pour construire cette unité de destin entre les deux peuples est loin d'être à notre portée. Elle ne prendra corps que lorsque les dirigeants haïtiens auront initié les démarches pour revaloriser notre dignité de peuple et porter les Dominicains à nous prendre au sérieux parce que, à la vérité, pour l'heure, ils ne nous prennent pas au sérieux.
5-Les deux courants idéologiques qui ont dominé la vie politique en Haïti depuis près d'un demi-siècle sont le Duvaliérisme et Lavalas. Or ces deux courants prennent racine dans cette démarche d'affirmation identitaire ayant pour base l'antioccidentalisme. En effet, le Duvaliérisme est né du mouvement indigéniste et Lavalas du mouvement tiers-mondiste. Et quand on considère les dégâts causés par ces deux courants idéologiques en Haïti, on comprendra qui a intérêt à faire perpétuer cette campagne antioccidentale dans le pays.
Dr Jeannot FRANCOIS
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