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« Créole » ou « haïtien » ? Les enjeux d'une discussion.

Publié le 01 décembre 2009 par 509
« Créole » ou « haïtien » ? Les enjeux d'une discussion.
Par Hugues St. Fort, Ph. D
Cet article constitue la troisième et dernière partie de la mise au point que je fais à la suite d'un bref échange qui a eu lieu sur le Nouvelliste (voir la section Culture du Nouvelliste du 30 octobre 2009 pour l'article de Prophète Joseph (PJ) et ma réponse dans le Nouvelliste du 3 novembre) entre PJ et moi-même mais qui a déclenché des commentaires souvent injurieux à mon égard de la part des partisans de l'opinion de PJ qui n'admettent pas que je puisse m'opposer à la dénomination « l'haïtien » proposée par PJ. Dans cet article final, j'aborde le coeur de la question : les enjeux de mon bref échange avec PJ et ce qu'il contient de tristesse et de frayeur pour l'avenir des discussions publiques dans la société haïtienne.
L'immense majorité des lecteurs du Nouvelliste qui ont lu l'article de PJ a applaudi vivement à sa proposition démagogique de remplacer le nom de la langue parlée par tous les Haïtiens, Kreyòl, par la dénomination, « haïtien », sur la base que cela va restaurer notre fierté perdue, notre nationalité qui est cachée par le terme « créole ». Mais ce n'est pas le changement du nom de la langue parlée par tous les Haïtiens qui va nous apporter cette « fierté ». En fait, depuis quand le nom d'une langue peut-elle changer l'image du pays dans lequel cette langue est parlée ? Ce qui a affecté l'image d'Haïti, ce sont des réalités telles que la corruption, la pauvreté chronique, la perception du manque d'éducation des Haïtiens (même si certains Haïtiens sont hautement éduqués), l'instabilité politique permanente, les images de « boat-people » ou de semi-esclavage dans les « bateys » dominicains.
Commençons alors par poser les vraies questions : Que viendra apporter le mot « haïtien » dans la société haïtienne en tant que désignation de la langue maternelle parlée par tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti ? Ne me dites pas qu'il viendra apporter de la fierté car tout le monde sait que ce n'est pas vrai. En fait, quelle fierté ? Donc, vous serez fier de parler « haïtien » parce que vous êtes de nationalité haïtienne ? Quel simplisme ! Quelle absence totale de raisonnement ? Il y a déjà un nom à cette langue et ce nom fait partie de l'identité de la Caraïbe. Bien que j'aie fait l'historique du terme en montrant toute la gamme des variations sémantiques par lesquelles ce terme est passé, sans qu'il y ait eu des connotations péjoratives attachées à ce terme, personne n'a considéré ce point. Est-ce que Haïti, grâce à ce changement de dénomination linguistique, cessera d'être « le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental » ? Est-ce que les Haïtiens, grâce à ce changement de dénomination de leur langue, pourront désormais lire et écrire dans leur langue maternelle et par suite dans d'autres langues parlées dans le monde ? Voilà une question primordiale, urgente pour au moins 60% de nos compatriotes. Pourquoi ne pas poser cette question au lieu de faire de la démagogie avec des mots tels que fierté nationale, la nation haïtienne...Dès qu'un Haïtien veut mystifier les foules, il avance ces concepts creux, mille fois rabâchés et qui ne veulent plus rien dire. Est-ce que les Haïtiens auront droit à plus de respect dans le monde international à cause de ce changement du nom de la langue ? N'est-il pas temps de laisser tomber ce nationalisme folklorique qui ne nous mènera nulle part et qui ne peut que contribuer à nous enfoncer dans un retard encore plus terrible que celui que nous vivons ? Pourquoi alors ne pas questionner et lutter contre des tendances et des comportements véritablement dommageables à la culture haïtienne, tels que la haine de la culture locale, l'esprit de destruction de nos propres compatriotes, l'absence de solidarité... Un internaute haïtien bien connu sur le Net, Jafrikayiti, finit toutes ses interventions avec cette phrase : « Depi nan Ginen, bon Nèg ap ede Nèg » pour contrecarrer le proverbe haïtien bien connu « Depi nan Ginen, Nèg rayi Nèg ». Pensez-y. Le changement du nom de la langue n'apportera absolument rien en ce qui concerne notre identité, notre fierté de peuple ou notre « nationalité ». Et c'est mystifier les autres que de soutenir le contraire.
Deux mots maintenant à propos de M. Prophète Joseph. Depuis octobre 2008, quand il a fait paraître son article pour la première fois sur le Net, puis le 30 octobre 2009 dans les colonnes du Nouvelliste, il n'est jamais intervenu pour fixer sa position, malgré les interventions de plus de 150 lecteurs. Je suis donc forcé d'avancer 2 hypothèses pour expliquer son comportement : ou bien il s'en fiche complètement, ce qui en dit long sur son sérieux et ses compétences de linguiste car il se proclame linguiste ; ou bien il recherche une publicité gratuite qu'il ne mérite pas sur la base de ce qu'il a avancé sans pouvoir se justifier. Dans les 2 cas, force est de constater qu'il fuit parce que ce qu'il dit est faux. Je rappelle qu'il a menti sciemment sur ce que dit la Constitution de 1987.
La langue parlée par les Haïtiens s'appelle le créole haïtien et il n'y a absolument rien de dégradant dans le nom « Kreyòl » de notre langue maternelle. Les Haïtiens sont forts dans l'art de passer à côté des vraies questions. La vague des intervenants qui ont écrit dans l'espace réservé aux commentaires du journal Le Nouvelliste pour applaudir au changement proposé par PJ passant de « créole » à « haïtien » témoigne de la faiblesse d'un certain nombre de mes compatriotes. On doit apprendre à réfléchir intelligemment avant de suivre aveuglément les arguments simplistes du premier venu.
Quels sont donc les véritables enjeux de cette opposition « créole » vs « haïtien » ? Vu la tournure prise dans les interventions des lecteurs qui se sont manifestés dans l'espace réservé aux commentaires par le quotidien Le Nouvelliste, il me semble qu'il y a lieu de s'inquiéter de la tendance croissante d'une mainmise des cercles démagogiques fonctionnant en Haïti sur des questions d'intérêt grandissant. Nous savons comment la démagogie fonctionne puissamment dans la société haïtienne et cette discussion le prouve amplement. Il suffit que le premier venu qui ne sait pas de quoi il parle, intervient dans un sujet qui demande une certaine expertise, mobilise les foules avec des arguments basés uniquement sur de la pure démagogie et sur un simplisme incroyable pour que les législateurs, pressés par la foule, prennent des décisions juridiques contraignantes. Dans l'espace réservé aux commentaires sur le site du Nouvelliste, plusieurs intervenants ont soulevé l'idée de rapprochements avec des « groupes de pression » haïtiens qui auront la tache d'intervenir auprès des législateurs pour que ceux-ci votent, à la faveur de l'amendement constitutionnel qui est discuté actuellement dans les cercles juridiques, contre la dénomination « créole » inscrite clairement dans la Constitution de 1987 et la remplacer par la dénomination « haïtien ». En plus du mauvais précédent que le processus tout entier créerait pour la société haïtienne dans sa marche vers la démocratie, ce serait la porte ouverte vers toutes sortes de chantage. Je pense que toute personne a le droit d'exprimer ses opinions mais nous avons aussi des responsabilités en tant que citoyens. On ne peut plus continuer à dire n'importe quoi.
Hugues Saint-Fort, Ph. D [email protected] gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.

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