Bibliothèques "oeuvres d'art"

Publié le 28 décembre 2009 par Araucaria


Bibliothèque de l'université de Coimbra - photo trouvée sur le net

"Je voudrais (maintenant) vous confier une histoire amusante. J'ai visité la bibliothèque de Coimbra, au Portugal. Les tables étaient recouvertes d'un drap feutré, un peu comme des tables de billard. Je demande les raisons de cette protection. On me répond que c'est pour protéger les livres de la fiente des chauves-souris. Pourquoi ne pas les éliminer? Tout simplement parce qu'elles mangent les vers qui attaquent les livres. En même temps, le ver ne doit pas être radicalement proscrit et condamné. C'est le passage du ver à l'intérieur de l'incunable qui nous permet de savoir de quelle manière les feuillets ont été reliés, s'il n'y a pas des parties plus récentes que d'autres. Les trajectoires des vers dessinent parfois d'étranges figures qui apportent un certain cachet à des livres anciens. Dans les manuels à l'adresse des bibliophiles, nous trouvons toutes les instructions nécessaires pour nous protéger des vers. Un de ces conseils est d'employer le Zyklon B, la substance même utilisée par les nazis dans les chambres à gaz. Certes, il vaut mieux l'employer pour tuer des insectes que des hommes, mais cela fait tout de même une certaine impression.

Une autre méthode, moins barbare, consiste à placer un réveil dans sa bibliothèque, un de ceux que possédaient nos grand-mères. Il semblerait que son bruit régulier et les vibrations qu'il transmet au bois dissuadent les vers de sortir de leurs cachettes."

Umberto Eco - Livres sur l'autel et livres en "Enfer" -

"L'ambiance qui régnera dans la bibliothèque contribuera (aussi) à créer ce sentiment de protection. La structure sera de préférence ancienne. Autrement dit en bois. Les lampes seront à l'image de celles qu'on trouvait à la Bibliothèque nationale, de couleur verte. L'association du marron et du vert contribue à créer cette ambiance particulière. La bibliothèque de Toronto, absolument moderne (et dans son genre réussie), ne procure pas cette sensation de protection de la même manière que la Sterling Mémorial Library de Yale, salle en style faux gothique, avec les différents étages meublés XIXe siècle. Je me souviens d'avoir eu l'idée du meurtre commis dans la bibliothèque du "Nom de la rose" en travaillant précisément à la Sterling Library de Yale. J'avais l'impression, en travaillant le soir sur la mezzanine, que tout pouvait m'arriver. Il n'existait pas d'ascenseur pour gagner la mezzanine, de telle sorte qu'une fois installé à votre table de travail, vous aviez l'impression que plus personne ne pouvait vous venir en aide. On aurait pu découvrir votre cadavre, planqué sous une étagère, plusieurs jours après le crime. Il y a ce sens de la préservation qui est aussi celui qui entoure les mémoriaux et les tombeaux."

Umberto Eco - Livre sur l'autel et livres en "Enfer" -

Jean-Claude Carrière et Umberto Eco - N'espérez pas vous débarrasser des livres - Grasset -

Petite impression au sujet de ces superbes bibliothèques anciennes, véritables oeuvres d'art. Beaucoup de respect lorsque je découvre un tel lieu et que j'ose y pénétrer. Les plus récentes rencontrées sont la Bibliothèque Fesch d'Ajaccio et celle du Musée Guimet à Paris. Ces lieux, renfermant le savoir et propices à l'étude, nous inspirent le respect. A notre insu, notre pas se fait moins lourd et nous baissons le ton, comme nous le faisons aussi dans un édifice religieux ou dans un cimetière, autre volet du sens de la préservation évoqué par Umberto Eco, celui qui veut que l'on respecte les lieux et qu'on les aborde comme des sanctuaires.