Marie Vieux Chauvet: pourquoi on en parle tant ?
Par Antoine Jeudy
(Photo: Anthony Phelps Port-au-Prince, 1963)
Certains professeurs de sciences sociales conseillaient, jadis, aux jeunes amants de la littérature haïtienne de lire à fond l'histoire d'Haïti avant de se consacrer à la littérature de ce pays. Car les liens se révèlent très étroits, ajoutaient-ils . Si vrai que la lecture de cette histoire facilite, avec aisance , la compréhension de cette littérature si engagée qu'est la nôtre, répétaient-ils à travers leurs cours magistraux centrés dont ils étaient fiers . Réflexion que les professeurs versés dans le domaine ne commentèrent jamais. Pour le soutien de leur conseil , quelques-uns rappelaient qu'en 1859 fut publiée à Paris , Stella, une grande oeuvre posthume de Emeric Bergeau. C'est tout un pan d'histoire de notre guerre de l'indépendance nationale romancé par l'un de nos meilleurs écrivains de l'époque, qui endurait à l'île de St Thomas toutes les souffrances de l'exil.
D'autres, plus nuancés, expliquaient que la littérature haïtienne a subi des modifications ou une certaine évolution comme celle de la France, grâce à des écoles régulières nées par opposition les unes aux autres, telles : le romantisme au classicisme , le parnasse, au romantisme, et le symbolisme au parnasse etc. En dépit de limpides précisions , ils insistaient sur l'importance du savoir historique haïtien avant d'aborder sa littérature. D'ailleurs, ce n'est pas sans raison que Seymour Pradel déclara en février 1896 , soit 92 ans après l'indépendance d'Haïti : « La littérature il semble que nous en avons une , je dirais même deux. L'une , qui s'attache à l'histoire nationale , qui va y puiser ses inspirations, qui est purement haïtienne ; l'autre, à qui ne déplaît pas la peinture de la grande famille humaine, qui a en elle quelque chose de plus large, de plus universel, et que nous appellerons FRANCO ou HUMANO-HAITIENNE .»
Cette citation contribuait beaucoup à la prise de décision de certains élèves désirant afficher ouvertement leur grand amour envers la littérature française, particulièrement pour les pièces classiques ( Le Cid , Horace , Andromaque, Esther, etc.) et d'autres pour celle du terroir.
Poésies et Eclats de rire
On se souvient , comme si c'était hier, de ces discussions enrichissantes entre camarades de classe, provoquées par l'éminent professeur de littérature française, le feu Eiffel Toussaint . La classe divisée en trois groupes , ceux qui manifestaient leur amour pour la littérature étrangère vantaient les prouesses de leurs personnages préférés : « Si j'avais à le faire , je le ferais encore » « Albe vous a nommé , je ne vous connais point, etc ».
Les filles en joie, au regard naïf , dotées d'une bouche faite au moule récitaient tendrement en groupe« Ballade à la lune » de Alfred de Musset :
C'était dans la nuit brune,
Sur le rocher jauni,
La lune,
Comme un point sur un i, etc
Les plus passionnés arrivèrent à évoquer une citation de Mérimée pour asseoir leur choix ou pour choquer les amants de la littérature haïtienne : « j'ai toute ma vie cherché à être dégagé de préjugés , à être citoyen du monde avant d'être français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent à rien . Je saigne aujourd'hui des blessures de ces imbéciles français, je pleure de leurs humiliations, et quelques ingrats et absurdes qu'ils soient , je les aime toujours ». Ils s'applaudissaient , des éclats de rire en cascade leur échappaient .
En revanche , les défenseurs de la production locale déclamaient :
Ah ! lorsque la douleur comme un cancer nous ronge ,
Quand le dard des soucis , hélas ! dans nos coeurs plonge,
Et que notre avenir en un pâle lointain
S'obscurcit à nos yeux ou vacille incertain
Attendons qu'il nous luise un rayon d'espérance,
Et poètes souffrons dans l'ombre et le silence !( Coriolan Ardouin)
Des nationalistes en herbe abondaient dans le même sens, sans crainte comme le soleil apparemment situé à l'occident tente d'exécuter pour les yeux, son opéra que seuls les vrais artistes entendent.
Or, malgré leurs efforts sentant crouler vertieres,
La nuit, devant le noir au courage d'Airain,
Avaient fui les héros de l'Adige et du Rhin.(Poésies nationales)
Puis , du fond de la salle retentissait une musique vibrante dont le doux parfum, à coup sûr, rappelait la virtuosité du grand Durand :
L'enivrante senteur que nous verse la rose,
L'arôme de l'oeillet distille son miel ;
Ne vaut pas l'humble odeur que répand la fleurette .
Quand le matin , la brise, en secouant ses pleurs,
Fait trembler dans les airs sa gracieuse aigrette.
Ils s'applaudissaient également. La salle de classe transformée en théâtre, les belles poésies françaises et haïtiennes se succédaient et les gestes des acteurs faisaient l'histoire. Après les commentaires explicites et édifiants du professeur Eiffel Toussaint,, tous les élèves intéressés à la littérature assumaient leur responsabilité, leur choix littéraire.
Le troisième groupe, n'ayant fait cas aux groupes précédents, abandonna après les débats la salle , comme si de rien était. Ils pensaient que c'était une nouvelle approche de la masturbation. Peut-être.
Il paraît que le conseil ou l'avertissement susmentionné avait retenu encore l'attention de bon nombre d'élèves devenant auteurs, qui comptent aujourd'hui plus que 40 printemps. Car leurs oeuvres reflètent totalement la dure réalité sociopolitique du pays. Alors Balzac n'a pas tort d'affirmer « qu'il est donné aux grands poètes de résumer la pensée des peuples au milieu desquels ils ont vécu ».
Peut-être que Marie Vieux faisait partie bien avant de ces élèves éprouvant une joie certaine en lisant la littérature haïtienne et en côtoyant les écrivains devant marquer comme elle la littérature en question.
Pourquoi donc tout ce bruit posthume autour de ses oeuvres ? Est-ce sa couche sociale qui la réveille de son long sommeil afin d'insinuer quelque chose comme on avait fait pour le grand Jacques Roumain par le truchement de moult écrivains de la classe moyenne ? Est-ce sa prose envoûtante , ou son agencement magique des vocables teintés de mélancolie, un style propre à elle seule, ou tout simplement pour le choix de ses thèmes ?
Et les autres Vieux ...
Ce pays apparemment pauvre a toujours produit de grands écrivains. Etant donné que nul n'est prophète dans son pays , tout passe comme un billet sur le net. La modestie des écrivains haïtiens retarde leur éclat naturel. D'ailleurs, avant 2015 le prix Nobel portera la couleur de la perle des Antilles. Ce n'est pas par hasard que l'Oasis of the Seas a trempé son ancre à LABADIE. Ce n'est pas la première fois non plus que le nom de Vieux a résonné dans le monde littéraire haïtien.
Antonio Vieux , poète au coeur anxieux et à l'âme triste, fut apprécié pour ses articles de critique littéraire et aussi pour ses poèmes publiés dans la revue Indigène et dans la Nouvelle Ronde. Qui ne se souvient pas encore de Marine ?
Grise, sale,
Comme en ce jour de mon enfance
Où je t'ai découverte, etc .
Et te revoici : plus grise et sale
De tous les mondes lavés !
Il y a eu des poètes pour te chanter
Pour dire que tu es belle,
Et bleue .
Il y a eu également Isnardin Vieux qui nous a quittés en 1941, auteur de plusieurs drames basés sur l'histoire d'Haïti. A travers lesquels on revit la cruauté des colons et où sont exprimés les divers sentiments, de façon claire, des esclaves à l'endroit des Blancs. Ces drames s'appellent Mackendal, la fille de Geffrard , la mort d'Ogé et de Chavannes, la marche à l'indépendance, etc .
Mais le plus fameux de tous fut le gagnant du prix d'honneur en philosophie, le ministre de l'Éducation nationale sous le gouvernement provisoire de Eugène Roy, Damoclès Vieux. Formé par des professeurs émérites d'une mission française , il composa des contes, parmi lesquels Jacques Brefort, et publia un recueil de vers titré « l'aile captive » , un recueil posthume « Dernières Floraisons» mis en circulation par sa clémente et charitable épouse :
Les oiseaux , étonnés de la trouver si belle,
Etaient soudain restés , sans bruit d'ailes , sans voix ,
Semblant se demander , éblouis : « D'oû vient - elle ? »
Et croyant voir passer la Déesse des bois .
Marie Vieux, une prose imposante et irrésistible . cette femme au regard asiatique horizontalement plaintif, sensible, et amoureux plonge qui que ce soit dans « la danse sur le volcan » et il en remontera avec quelque chose de positif ( Dictateur ou tyran , démocrate ou républicain , athée ou neutre)
Marie Vieux, oeuvre précieuse d'une juive originaire des îles Vierges et d'un politicien de la perle des Antilles, dont les comparaisons, les commentaires instructifs de sa mère sur cette île confuse et fascinante à la fois et les débats sociopolitiques de son père sur la conjoncture du pays, orientaient ou influençaient,paraît-il, à l'époque le choix judicieux des thèmes de la grande Marie Vieux que nous nous permettons de surnommer la princesse ensorcelante du roman haïtien. C'eût été indécent, malséant, impoli, de notre part de ne pas rappeler l'un des élégants et séduisants paragraphes aromatisant « La danse sur le volcan »
« La jeune fille blonde qui accompagnait le gouverneur échangeait de temps à autre un coup d'oeil complice avec le prince. Elle aussi , malgré sa tenue austère qui détonnait et ses yeux bruns sereins et doux , paraissait se réjouir énormément quand elle regardait la face gênée et rubiconde du gouverneur, l'air franchement désapprobateur de son père qui causait pour l'instant avec l'intendant du roi. Quand Minette revint à la table et que le Prince Guillaume s'éloigna pour faire danser les dames, elle se pencha vers Minette et lui dit : Je suis Céliane de Caradeux ; ta voix est la plus belle que j'aie jamais entendue.»(Page 144, édition Zellige)
On a pas parlé de Marie Vieux Chauvet assez, qui aimait Haïti dans toutes ses déchirures s'étendant de la colonie de St-Domingue à François Duvalier et dans toute sa simple beauté ; du folklore à l'opéra.
Antoine JeudyYon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.