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Jean-Philippe de Tonnac : Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes entrés en "religion du livre"? Votre premier contact avec les livres?
Jean-Claude Carrière : Je suis né à la campagne dans une maison sans livres. Mon père a lu et relu un seul livre, je crois durant sa vie, "Valentine" de George Sand. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il le relisait toujours, il répondait : "Je l'aime beaucoup, pourquoi est-ce que j'en lirais d'autres?"
Les premiers livres qui entrèrent dans la maison - si je fais exception pour quelques vieux missels - ont été mes livres d'enfant. Le premier livre que j'ai vu de ma vie, je pense, en allant à la messe, fut le livre sacré, placé en évidence sur l'autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect. Mon premier livre fut donc un objet de vénération. Le prêtre, à cette époque, tournait le dos aux fidèles et lisait l'évangile avec une extrême ferveur, en chantant le début : "In illo tempore, dixit Jesus discipulis suis..."
La vérité sortait en chantant d'un livre. Quelque chose de profondément inscrit en moi me fait regarder la place du livre comme privilégiée, et même sacrée, trônant toujours plus ou moins sur l'autel de mon enfance. Le livre, parce qu'il est livre, contient une vérité qui échappe aux hommes.
Etrangement, j'ai retrouvé ce sentiment beaucoup plus tard dans un film de Laurel et Hardy, qui comptent parmi mes personnages de prédilection. Laurel affirme quelque chose, je ne sais plus quoi. Hardy s'en étonne, lui demande s'il en est certain. Et Laurel répond : "Je le sais, je l'ai lu dans un livre." Argument qui aujourd'hui encore me paraît suffisant.
J'ai été bibliophile très tôt, si tant est que je le sois, parce que j'ai retrouvé une liste de livres que j'avais établie à l'âge de dix ans. Elle contenait déjà quatre-vingts titres! Jules Verne, James Oliver Curwood, Feminore Cooper, Jack London, Mayne Reid et les autres. J'ai gardé cette liste près de moi comme une sorte de premier catalogue. Existait donc une attirance. Elle venait à la fois de la privation de livres et de cette aura extraordinaire, dans nos campagnes, du grand Missel. Il ne s'agissait pas d'un antiphonaire, mais d'un livre de taille déjà respectable, lourd à porter pour un enfant."
Jean-Claude Carrière et Umberto Eco - Livre sur l'autel et livres en "Enfer" - N'espérez pas vous débarrasser des livres - Grasset -
Sans avoir connu vraiment cette situation, je dois dire que jusqu'à l'âge de 10 ans, j'ai été en manque de livres. Je relisais souvent mes mêmes livres d'enfant. Mes grands-parents possédaient peu de livres. Un vieux dictionnaire, je me souviens... Un livre très bien relié mais au parfum sulfureux, dont ma mère parlait avec des sourires entendus, "La guerre des boutons" de Louis Pergault, depuis qu'elle avait vu le film tiré du roman où il y avait une réplique dans ce style "Et si on lui coupait le zizi"... hummm quelle audace... sans doute un livre classé X ou pis encore XXL !
Il y avait aussi un superbe livre de messe, en latin, appartenant à ma grand-mère, et qu'elle me prêtait lorsque je me rendais, bien avant de savoir lire, à l'office des Rameaux avec mon grand-père... Ce livre, je me souviens même l'avoir tenu à l'envers, tandis que je chantais des paroles sans suite sous l'oeil noir de quelques paroissiens indignés... A trois ou quatre ans il est rare de savoir lire, et plus rare encore de maîtriser le Latin... enfin...
Je me souviens aussi d'un livre de calcul, en allemand, écrit en lettres gothiques, rapporté dans les bagages de mon grand-père de son Alsace natale, lorsqu'il a fuit son "pays" annexé par les Prussiens. Ce livre je l'ai longtemps utilisé pour faire la classe à des élèves imaginaires... Eh oui, déjà bien allumée à l'époque, j'enseignais les mathématiques à grands renforts d'additions et de multiplications!
Les autres rares livres, je les ai oubliés... mais le journal entrait chaque jour à la maison, et puis il existait aussi quelques "Sélection" et "Match", qu'il m'arrivait de visiter...
Le livre qui m'aura le plus marqué c'est bien sûr "Blanche-Neige", que mon voisin-fiancé, ne cessait de me lire à ma demande, jusqu'à une crise de larmes restée historique dans nos deux familles... Ce conte restera à jamais "Mon" livre, celui qui m'a fait basculer dans la religion du livre.