Magazine Journal intime

Hémorragie de livres

Publié le 31 décembre 2009 par Araucaria
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Casse de typographe - photo trouvée sur le net
Jean-Philippe de Tonnac - Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes entrés en "religion du livre"? Votre premier contact avec les livres?
Umberto Eco : ma découverte du livre a été différente. Mon grand-père paternel, qui mourrut lorsque j'avais cinq ou six ans, était typographe. Comme tous les typographes, il était politiquement engagé dans tous les combats sociaux de son temps. Socialiste, humanitaire, il ne se contentait pas d'organiser la grève avec ses amis. Il invitait les briseurs de grève à déjeuner chez lui, le jour de la grève, pour leur éviter d'être battus!
Nous allions de temps à autre lui rendre visite en dehors de la ville. Depuis sa retraite, il était devenu relieur de livres. Chez lui, sur une étagère, un tas de livres attendaient d'être reliés. La plupart étaient illustrés; vous savez, ces éditions de romans populaires du XIXe avec les gravures de Joannot, Lenoir... Mon amour du feuilleton est certainement né en grande partie à cette époque, lorsque je fréquentais l'atelier de mon grand-père. Quand il est mort, il y avait encore chez lui des ouvrages qu'on lui avait donnés à relier mais que personne n'était venu réclamer. Tout cela a été mis dans une énorme caisse dont mon père, premier des treize fils, a hérité.
Cette énorme caisse était donc dans la cave de la maison familiale, c'est à dire à portée de ma curiosité que la fréquentation de ce grand-père avait éveillée. Comme je devais descendre à la cave chercher le charbon pour le chauffage de la maison ou une bouteille de vin, je me retrouvais au milieu de tous ces livres non reliés, extraordinaires pour un enfant de huit ans. Tout était là pour éveiller mon intelligence. Non seulement Darwin, mais des livres érotiques et tous les épisodes de 1912 à 1921 du Giornale illustrato dei viaggi, la version italienne du Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer. Mon imagination s'était donc nourrie de tous ces Français courageux qui pourfendaient le Prussien infâme, tout cela baignait dans un nationalisme outrancier que je ne percevais évidemment pas. Le tout assaisonné d'une cruauté dont nous n'avons pas idée, têtes coupées, vierges souillées, enfants éventrés dans les terres les plus exotiques.
Tout cet héritage grand-paternel a malheureusement disparu. (...)
Umberto Eco - Livre sur l'autel et livres en "Enfer" - N'espérez pas vous débarrasser des livres - Grasset -
Je ne me rendais pas à la cave pour chercher du charbon ou une bouteille de vin, mais partant vivre chez mes parents, vers l'âge de 11 ans, j'ai découvert un univers où les livres avaient une grande place. Dictionnaires, encyclopédies, livres médicaux aussi, dont les collections étaient amputées des tomes ayant un rapport proche ou lointain avec la sexualité ou certaines parties du corps, sans doute pour ne pas donner d'idées à celle qui n'en avait pas ou en avait trop, et surtout, surtout pour n'avoir pas à répondre à des questions embarrassantes. Un enfant généralement c'est un peu curieux, pas forcément par malice ou mauvais esprit, il souhaite s'instruire c'est tout... Alors lui aboyer dessus parce qu'il a posé une question "osée" n'est pas la meilleure méthode pour détourner son attention. Il se taira peut-être, les questions ne franchiront pas ses lèvres, mais il n'en pensera pas moins. Dans mon cas, il se torturera en pensées, menant même des enquêtes et faisant des travaux pratiques. Avec ces TP auxquels je me suis consacrée avec sérieux des catastrophes ont été évitées par miracle (mais ceci fera l'objet d'une autre note, confession de bêtises ou de gaffes, dont je ne me suis pas vantée pendant des années).
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt aux livres... La majorité d'entre-eux, enfin ceux qui m'intéressaient, étaient rangés en bas d'un placard. J'ai passé de longues heures, le jeudi, puis le mercredi à fouiner parmi ces titres. Souvent j'en sélectionnais plusieurs avant de trancher en faveur de l'un ou l'autre. Je le retournais en tous sens, m'intéressant de près à l'illustration de couverture, lisant lorsqu'il existait le résumé imprimé au verso de l'ouvrage, et aussi toujours les premières et dernières lignes du roman... Je me souviens avoir eu froid parfois à force d'immobilité assise sur le carrelage entre les portes ouvertes de ce placard... Ces moments restent de merveilleux souvenirs, de belles rencontres avec des textes et des auteurs : Via Mala, Tess d'Urberville, Les Hauts de Hurle-Vent, L'auberge de la Jamaïque, Les clés du Royaume, Pour qui sonne le glas... auteurs anglo-saxons, français, russes, américains... je saisissais tout ce qui m'attirait et je lisais : Cronin, Dabit, Hemingway, Mauriac, Maurois, Benoit, Colette, Steinbeck, Dorgelès, Pagnol, Saint-Exupéry... oui, je lisais, depuis cette époque je n'ai presque jamais cessé de lire...

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