Même vieilli, il demeure la jovialité même, celle d’un jeune homme, d’un enfant parfois, d’un optimiste, d’un généreux philantrope, comme on dit. Il a l’humeur égale, fait toujours plaisir à voir vivre et rire. Il me plait tant de le croiser dans la rue, qu’aujourd’hui je l’ai invité à prendre un verre au bistrot. Il me plait, oui.
- Alors, c’est quoi le secret de votre bonhomie ? Votre célibat, lui malice-je ?
Au-dessus de son demi de blonde, comme il tire sur sa brune, l’œil plissé en coin sur le joli cul d’une serveuse de saison, il m’explique :
- Ho, c’est très simple, professeur. Chaque matin, je fais un bon petit déjeuner, toujours au lit, bien copieux, avec des céréales, des jus de fruit frais, des vitamines, un yaourt sucré au miel de thym. Je mange paisiblement, en tailleur, au fond du puit de lumière de ma soupente aménagée, lit les nouvelles du jour, les bonnes comme les mauvaises.
- Diable, et cela vous suffit pour être de bon poil ?
- Que non, professeur, que non. Me faire chier à bouffer des conneries équilibrées, des alicaments comme disent les cons et les jeunes retraités, mâcher lentement comme une buse à se convaincre que c’est bon pour la santé, et gnagnagna le tout en découvrant chaque jour l’agonie de notre monde sans que je n’y puisse rien faire, croyez moi que ça ne vous carre pas la bonne humeur ni dans la tête, ni dans le slip, croyez-moi, m’explique-t-il le calme tout sourire.
- Ben, alors, je ne comprends pas, quel est donc le secret de votre bonne mine et de votre bonne compagnie ?
- Le flingue, mon cher Hrundi, le flingue. Après avoir bien petit déjeuner comme un con, après m’être bien fait chier à jouer la zen attitude, j’ouvre, n’y pouvant plus, le tiroir de ma table de nuit, sort mon vieux colt 45 Remington, roule le barillet, m’embouche le canon et tire. La fantaisie russe matinale, croyez-moi, rien de tel pour vous faire apprécier le monde tel qu’il est !
- Et vous vous purgez les surrénales, comme ça, tous les matins ?
- Oui. Et depuis 40 ans.
- Diable. Mais ça fait peur !
- Que oui, ça fait peur le froid du canon gras tripotant la luette jusqu’à en dégueuler. Que oui, ça fait peur la montée de larmes à la patte d’oie. Que oui, ça fait peur la force idiote d’un index crispé. Que oui ça fait peur de déglutir, depuis 40 ans, la phrase tremblotante à la con des indiens sioux : “c’est un beau jour pour mourir”. Que oui, ça fait peur ! Mais jusqu’à présent, je n’ai connu que le clic sec et froid du percuteur à vide. Et ce clic là, croyez-moi vous rend la journée belle, très belle, somme toute supportable.