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Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi

Publié le 05 janvier 2010 par Angèle Paoli
Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi,
Éditions de l’Amandier, Collection Le Voir Dit, 2009.


Pierre-DUBRUNQUEZ-Gisant-huile-sur-toile
Pierre Dubrunquez, Étude pour un gisant, 2007,
Huile sur toile, 146 x 114 cm
Collection particulière
in L’Inachevé de soi, page 31.


LE DÉCISIF DE VIVRE

  C’est peut-être l’arrondi d’un ventre, cercle de blancheur troué en son centre par l’oculus du nombril et, tout autour de cet espace de rondeur, des flammèches folles qui s’échevèlent dans les blancs les gris les mauves. Un œuf chevelu émerge de son nid ou de plus loin encore. D’un sommeil des origines. C’est en réalité ― étrange réalité à dire ― le détail d’une huile sur toile. Étude pour un autoportrait. Avec ce détail, fragment d’une œuvre picturale de Pierre Dubrunquez, le peintre cosigne, en complicité artiste, L’Inachevé de soi, poème épico-intime de Claude Ber. L’ouvrage, pris dans son entier d’œuf primordial recomposé, est un incessant questionnement sur la plénitude perdue. La nécessité de dire pour tenter une percée au-delà du miroir. Le désir d’aller au-devant de ce « quelque chose de plus inquiet que moi qui me dépasse ». Et pour chacun des deux artistes, le poète et le peintre, le désir de mettre en résonance, dans la plus grande exigence, leur interrogation duelle du monde, cet « ennoiement de la terre », sans masque sans grimage, sans faux-semblant. À travers la corporéité du geste, inhérente à l’ouvrage du peintre et avec l’écriture, cette « juste obstination d’écrire qui pousse vers le clavier…  ». Alternance et altérité se répondent se joignent, échos de sens et de partage. Une lecture en « vis-à-vis » qui demande au lecteur de cet échange une « posture d’éveil et d’attente. » Entre la matière des mots et la peinture. Indices de présence.

  De ce travail complice du poète et du peintre, lequel précède l’autre ? Le « Dit » ou le « Voir » ? Il semble, à explorer ce « chantier de l’inachevé de soi », que s’abolisse l’interrogation première. Pour laisser place au regard dialogué des deux artistes, à leur interprétation contrapunctique du monde. Ce que l’un tente d’approcher par le travail tourmenté de la matière, l’autre le sonde à travers le forage des mots. Car le monde toujours se dérobe à nos sens amoindris. Et ce qu’il peut donner à entendre ou à voir ne peut s’appréhender en profondeur sans la médiation de l’art.

  « L’homme n’est pas sûr de connaître le monde, de le voir, de l’entendre. Sinon il n’y aurait pas de peinture, de poésie, de musique ». Ainsi s’exprime Roger Munier dans l’exergue qui préside à l’ouverture de l’ouvrage partagé de Claude Ber et de Pierre Dubrunquez.

  Photographiées par Jean-Marc Robion et Alain Hatat, les huiles sur toile de Pierre Dubrunquez sont habitées par les éléments. L’air et l’eau. L’averse bleue. Les Vents. Les toiles sans titre, elles aussi, rendent visibles leurs batailles, leurs mouvements, leurs zones d’incandescence et d’affrontements, leurs flottements dans l’espace. À la fois légère et dense, combative et fluide, la peinture de Pierre Dubrunquez, où joutent les bleus et les gris les blancs et les verts les marrons et les noirs, incite à la rêverie. Une rêverie aérienne menée en sarabande par toute une flottaison de particules, de têtards filandreux follicules fendant la masse liquide des couleurs, se frayant un passage sous les lianes qui zèbrent l’espace. Dans l’air tourbillonnant des tempêtes, au-delà des cercles mouvants d’où elles semblent surgir, les formes ovulaires remontent, ondulantes, vers la surface des eaux et l’en-deçà des airs. Tandis que La grande réserve tient serrés dans sa dure verticalité les éléments en germination. Taches et ovules, filaments drus qui tentent, ascensionnels, une évasion sur la toile.

  Sans titre, les gouaches aquarellées, ébauches de danseurs ou de lutteurs, ombres en mouvement, hantent l’espace vide. Silhouettes inachevées. D’autres huiles sur toile imposent au regard les combats tourmentés que se livrent les corps. Palpables à l’œil, ils sculptent leurs formes à même la matière, dans l’attente peut-être de s’en dégager pour atteindre une forme accomplie. Les études enfin ― dont seul le titre oriente la lecture ― Étude d’après Poussin, Étude pour un gisant, Étude pour une mise au tombeau ― suggèrent l’inachèvement de l’œuvre davantage que le sujet qu’elle est censée aborder. Le désir de l’œuvre, la recherche qu’elle génère semblent compter davantage que l’œuvre aboutie. Sans doute l’essentiel de ce qui hante le peintre gît-il dans l’inaccompli. Cet inaccompli qui toujours insiste et sans cesse incite le peintre, « homme qui marche dans les images », à forcer son geste, toujours, dans les mêmes « retouches ». Pour se tenir debout. Ne pas s’égarer en elles.

  L’écriture de Claude Ber, toute de mouvement et de tourbillons, est une écriture magicienne. Exploratrice des hauts-fonds, la langue du poète est comme la vague qui déferle, violente, imprévisible, et ramène sous elle, entre flux et reflux, mille trésors. Qu’elle dépose en offrande sur la page. Ou pique en « talisman ». Tout un théâtre de l’intime, mélange de tendresse et de subtile cruauté, est ramené ainsi, dans « l’herbu » de la langue. Images de l’enfance, lovées dans « l’intensité du détail ». Menues choses, expériences brèves, dont « la simplicité brûle aussi. » Amour : « Tu es l’aimé ou l’aimée le corps de mes mains. ». Évocation de ce qui fut, ces « deux pins jumelés de Philémon et Baucis que nous étions ». Et mort. Incompréhension de l’expérience liée à la mort. « Par exemple tu étais là. Et puis tu n’as plus été. J’écris mort la sachant mais ne sachant quelle syllabe de son nom va me couper la mort pour moi plus jamais dite. » Émotion à lire cet aveu. La mort n’est jamais comme n’est jamais loin.

  Ailleurs, cosmique, multiple, visionnaire, la langue du poète, « autre version du feu », « court à l’excès ». Attachée en fureur aux éléments, elle « rameute en troupes totémiques » guépards et gazelles, puma, grizzli, tigres du Bengale, loups blancs de Laponie, dont la disparition prochaine signera le désaffection de l’homme : « laissés nous sommes à nos figures humaines dépeuplées. » Pareille à la divinité qui nomme, le poète convoque dans La Ténèbre qui « rassemble dans ses mailles », la multitude des poissons. Formes et noms étranges surgissent « dans le tunnel qui nous relie au rien ». Puis s’éteignent dans le silence. Car le silence existe aussi dans l’écriture de Claude Ber. Ne serait-ce que parce que le poète s’arrête pour interroger la langue, interroger le dire. « Dire est dur, je dis, qui cherche appui sur l’insaisissable ».Vertige à essayer de dire, à s’en tenir à dire :

  « Simplement le vent. Ou la pensée du vent. »

  « Fraisée sur le décisif de vivre. ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

L'Inachevé de soi



CLAUDE BER            PIERRE DUBRUNQUEZ

PORTRAITS CROISES de CLAUDE BER ET PIERRE DUBRUNQUEZ


Voir aussi :

- (sur 7octobre.com) Courant d'art : Pierre Dubrunquez (vidéo) ;
- (sur Atelier Art Actuel) une page sur Pierre Dubrunquez ;
- (sur Terres de femmes) une note critique sur La mort n'est jamais comme de Claude Ber ;
- (sur Terres de femmes) Claude Ber/Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme) ;
- (sur Terres de femmes) Claude Ber/Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence) ;
- (sur Terres de femmes) Claude Ber/Vues de vaches (note de lecture) ;
- (sur le site L'Amourier éditions) un entretien (conduit par Alain Freixe) avec Claude Ber et Cyrille Derouineau à propos de Vues de vaches ;
- le site de l'écrivain Claude Ber.



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