C’était une fin de soirée pas mal arrosée et je ne sais plus du tout de quoi nous parlions, mais ce qui est certain, c’est que j’ai cité cette phrase de Kafka, aussi célèbre que difficile, et que ça a déclenché quelque chose :
« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. »
Et J., qui était là, a lancé joyeusement :
– Ah, ça ! c’est exactement ce que je fais avec ma femme !
Sa femme en a profité pour annoncer qu’ils allaient divorcer.
J. n’avait pas du tout l’air au courant ; je pense même qu’il a cru, d’abord, que c’était une blague.
Alors T., gentiment, je la trouvais même plutôt pleine d’amour pour lui, a expliqué à J. 1. que c’était vrai, qu’ils allaient divorcer et 2. que ça lui permettrait enfin d’être un homme. Enfin… Sinon pour une femme, du moins pour ses enfants. Un père.
– Tu comprends, mon grand, lui disait-elle. On vit dans un monde où les hommes ne sont plus à la bonne distance, les femmes ne mettent plus en scène l’autorité du mâle, elles s’y refusent et elles n’ont pas tort, hein, et du coup, eh bien, il n’en a plus. D’autorité. Les gens se parlent de nos jours, ils s’écoutent, tout se palabre à l’infini et on recommence quand c’est fini, et les paroles des femmes ne sont ni plus ni moins sensés que celles des hommes puisque manifestement personne ne voit clairement quel est ce foutu monde dans lequel on vit. Bien. Et il faut que tout le monde participe, dans la maison, il n’y a pas de raison, elles bossent aussi, les bonnes femmes. Tandis que les gars, hein, on se doute bien qu’ils ne vont pas partir à la guerre. C’est bel et bien fini, ce temps-là. Et en même temps, les mecs, ils ne savent pas trop comment s’y prendre, surtout avec les couches, les câlins, le linge, l’organisation, l’intendance, les courses que c’est pas les bonnes, tu as gardé le ticket de caisse ? Oui, eh bien retourne donc me changer la lessive c’est pas c’te marque-là, tout ça tout ça. D’un autre côté, je comprends : L’autorité, c’est de la distance. Du calme. Or, si vous êtes sans cesse au charbon, dans les détails casse-couilles du quotidien, eh bien, pour la distance, hein, c’est tintin ! Ça se ramollit à laisser tout passer ou ça part en coup de gueule débile de gros con ! Et comme en plus, donc, vous ne savez pas vous y prendre dans la maison du quotidien de tous les jours, il faut tout le temps vous reprendre. Bref, vous finissez nos gamins vous aussi, les mecs. Et le calme viril envolé, l’hystérie se partage tout le territoire à égalité ! Bref, voilà votre bonne femme en situation de toute-puissance avec ses deux marmots plus un grand couillon d’empaqueté à gérer. Il râle, bon, mais somme toute, il obéit. Mais même avec de la bonne volonté, il s’y prend comme un manche et hop, il faut encore le reprendre. A la fin, il finit par chouiner dans vos jupes en disant : « J’ai fait ça, chérie, est-ce que c’est bien ? ». Et force est de constater que non, il manque ça et ça et ça. Ou bien, il pète un câble, fait une grosse colère, pète un miroir avec la bagnole miniature du petit dernier et s’en veut au moins trois jours, pleurniche en se traitant de merde. Et puis, alors après, il y a le problème du désir : on ne couche pas avec son gosse, mon chéri, c’est comme ça. On n’y pense même pas. Pour tout vous dire. La séduction, macache. Alors, moi, je crois que le divorce, finalement, c’est le moyen de remettre le mec à la bonne distance. S’il ne culpabilise pas trop et qu’il ne pourrit pas les gosses de thune, eh bien, il peut enfin devenir un vrai père, un homme, quoi. Les gosses vont le voir le week-end, il assure bien, il ne sent pas obligé de faire la vaisselle et laisse traîner ses slips parce qu’il sait qu’il a le reste de la semaine pour faire en sous-main son travail de bonne femme comme les autres et aller aux putes la nuit si ça lui chante, et ça roule ma poule. C’est pour ça qu’on va divorcer, J.
J. était abasourdi.
Moi, comme j’étais bien saoul, je riais et riais et riais.
Mais j’ai dit à T. :
– Tu vas divorcer, finalement, mais c’est pour le mettre enfin à la bonne distance. Pour restaurer son autorité de mâle que tu ne peux pas lui concéder sinon. Eh bien, ma vieille, quand tu divorces, tu deviens une bonne mère à l’ancienne !
J’ai vu que J., lui, ne rigolait pas du tout ; mais alors pas du tout. Il m’a même traité de salaud, je crois – à cause de Kafka ?
Peut-être, en effet, que T. n’avait pas songé à tout cela avant, et qu’elle s’est elle-même convaincue en parlant, faut dire que ça dévalait, et que je ne vous ai livré là qu’un maigrichon résumé.
Ils ont divorcé depuis, d’ailleurs.
Et bien sûr, ça ne s’est pas du tout passé comme T. l’aurait voulu – si toutefois elle voulait vraiment ce qu’elle avait dit ce soir-là. Du jour qu’ils se séparèrent, J. se mit à boire très inconsidérément et T. finit par ne plus vouloir lui confier du tout les enfants. Il s’en trouva malheureux et but davantage encore. Jusqu’à ce qu’il rencontre C. et se foute à la colle avec elle. Mais T. continua de refuser qu’il voit ses enfants, au moins pendant ce qu’elle appelait poétiquement une période probatoire. J, lui, arguait que T. conservait les enfants pour le pousser à payer les pensions en retard qu’il devait. Du coup, frustré sans doute, jaloux ou je ne sais quoi, J. fit un gosse à C. et tout recommença comme avant (voir plus haut). En pire.
Yahou.