Bienveillante, de temps en temps, au hasard d'une étape, hop !, Titicaca, Tegucigalpa, les sommets de l'Himalaya, une petite pensée pour ce corps désemparé qu'elle a longtemps occupé, une carte postale, histoire de vous rappeler qu'elle pense à vous, aux soucis causés par son départ. Qu'elle comprend votre dépit, ou votre colère. Au fond, elle s'en fout. Comble du cynisme, elle a une pensée compatissante pour la drôle de tête que vous avez fait quand vous vous êtes rendu compte que vous ne l'aviez plus sur les épaules.
En attendant, tout va bien pour elle. Depuis le temps qu'elle songeait à ce voyage, à sa liberté ! Malgré sa joie, elle a quand même quelques scrupules à vous parler de son bonheur, alors qu'elle vous sait là comme une chiffe ; l'air ballot, les bras ballants, dans cette position ridicule que tout le monde remarque, malgré vos efforts pour rester discret, voire digne.
Rester digne et surtout sobre. Pas de pitié, s'il vous plaît ! Je n'en veux pas, de votre pitié ! Éviter à tout prix l'arrivée des curieux qui ne manqueront pas de vous interroger sur votre avenir, et patati et patata, avec des questions du genre : « elle est passée où votre tête ? Cela fait drôle de vous voir sans elle. Comme si quelque chose vous manquait… Quel drôle de tronc cela vous fait ! » Déjà qu'il n'est pas facile de vivre avec, comment faire à présent pour expliquer au voisinage qu'elle est partie s'éclater comme une bête vers là-bas ?
Vous connaissez les voisins, toujours là pour s'informer, pour s'apitoyer, pour aller ensuite colporter, de manière déformée, bien sûr, chez untel ou chez untel, qui ne manqueront pas l'occasion de venir à leur tour faire les curieux. C'est bien les voisins. Ça sert toujours, les voisins. Ça tient chaud, les voisins. Tenez, hier, par exemple, sous prétexte de me souhaiter la bonne année, parce que, vous le pensez bien, sans ses voeux, ma vie ne serait pas la même, j'ai eu la visite de Titi. Titi est mon voisin immédiat. Son pavillon est en contrebas du mien. Nous avons des bonnes relations, Titi et moi. Sauf quand il pleut. Ou pendant les élections. Quand il pleut, toute l'eau de pluie et la merde que ça draine atterrit chez lui. Titi fait la gueule. Sa femme c'est encore pire. C'est quand même pas de ma faute s'il a acheté la parcelle en dessous de la mienne. Avec tout le bitume qu'ils ont mis dans les allées pour faire propret.
En supprimant les talus, on a laissé la porte ouverte à l'eau de pluie dans les cités modernes. C'est bien la peine de faire des études ! Mais ça c'est rien à côté de son clébard qui gueule toutes les nuits et qui emmerde tout le monde. Et vas-y que j'aboie ! Et vas-y que je glapis ! Il couche dehors, le clébard. Du coup, tout le monde en profite. Tout ça, parce que sa rombière ne supporte pas les poils sur les fauteuils. Ni l'odeur des bêtes mouillées. Madame aime les choses bien en ordre. Quand on va chez elle on met les patins et on glisse dans son salon de merde, les deux pieds fortement appuyés aux feutres. Titi va clamser, ça fait des années qu'on ne lui donne pas l'hiver. Toujours là, le Titi. A trainer sa mauvaise humeur politique. Contre tout le monde. Les noirs, les arabes, les chinois… Pourtant, aucun étranger n'habite dans la cité. Ni à côté non plus. Mais l'idée qu'un jour l'un de ces métèques pourrait y habiter le révulse. Depuis que Sarko est au pouvoir, on ne le tient plus. Travailler plus pour gagner plus qu'il répète à tout va. Il n'a jamais planté un clou, le Titi. Il gère l'argent de papa/maman qui faisaient le commerce du vin. En Bretagne, le vin ça rapporte. Tout le monde en boit. Pas qu'un peu. A la mort de ses vieux, il a nommé un contre-maître qui fait tout le boulot. Lui dépense les dividendes en traitant les autres de fainéants. Drôle d'oiseau, le Titi. On l'appelle Titi parce qu'il a une grosse tête et un petit corps. Comme dans Titi et Grosminet. Parce qu'il a aussi une petite bouche pointue, comme un bec.
Ça n'a pas loupé : à peine arrivé, la question a fusé : « ça alors ! Cette tête, elle est passée où ?… Bonne année quand même ! » qu'il a dit, ce gros con de Titi ! Comme je n'avais pas de tête, je ne pouvais pas le voir, mais je n'avais aucun mal à imaginer l'air goguenard qu'il devait avoir en me voyant sans ma tête. Belle ou pas belle, là n'est pas la question. Il se venge. Aux dernières élections municipales, je lui ai fait des misères. A lui et aux épiciers de la gauche. A ceux pour qui la vie n'est que calcul. Alors qu'ils pensaient l'affaire dans le sac, j'ai fait courir des bruits qu'ils n'ont pas aimé. C'était plus fort que moi. Tu n'aimes pas les noirs, les arabes, les bridés comme il dit, assume ! Du coup, mes copains de la gauche font aussi la gueule. J'ai fait campagne contre lui. Contre eux. Contre l'hypocrisie. Contre le commerce des petites idées. Il n'a pas été élu. Les autres non plus. Je m'en fous !
Maintenant il est là à me demander des nouvelles de ma tête comme s'il s'agissait de ma femme. Il est là à me répéter que cela fait drôle de me voir sans elle. A me poser des questions idiotes : « et maintenant qu'elle est partie en voyage que vas-tu faire et patati et patata. As-tu de ses nouvelles, au moins ? »
Si j'ai des nouvelles ? Quelle idée ! Bien sûr que j'ai des nouvelles. Tiens, là-bas, sur le bord du buffet, tu vois la carte postale ? Je l'ai reçue hier. Lis ! Titi a pris la carte postale : « J'ai le cul aussi léger que le vent ! », qu'il a lu. Après quoi il s'est mis à siffloter et m'a souhaité « bon appétit » en tirant la porte.