En souvenir d'un Erktop deux places
Le canapé est un lieu commun de la vie domestique. Faisons-en le tour.
Je ne peux le voir autrement que comme une île au milieu d'un salon, sur laquelle se réfugie l'homo sapiens. Là, il se sent à l'abri. Les tourments quotidiens ne semblent pas devoir monter plus haut et venir immerger ce territoire de tissu ou de cuir. Ni notre naufragé pouvoir aller plus loin. Mais, devant sa lucarne interstellaire - une cheminée, une fenêtre, le plus souvent la télévision, il peut s'oublier jusqu'au lendemain et se laisser rêver en James Bond, Amélie Poulain et autre Docteur House. Ce moment, aussi pauvre puisse-t-il paraître, n'est qu'à lui. La paix! Pour le reste, on verra demain. C'est une trêve dans les heures du jour, pas très ambitieuse, mais tellement agréable. On s'abandonne éveillé. On est activement nonchalant. Ce qui n'a rien à voir avec la suspension totale de soi qu'on a dans le lit, cette autre enclave dont il y aurait tant à dire. Que de meutes de soucis j'ai pu laisser, là, en bas, sur le sol, qui avaient hâte de me croquer, mais qui était tenues de patienter jusqu'à que je leur consacre à nouveau de l'attention. Elles venaient s'échouer sur le rivage de mon canapé sans que je ne lève le petit doigt pour les rescaper. Je savais que je ne perdais rien pour attendre... Mais je m'en fichais, j'étais en zone franche.
Sur ce territoire de quelques centimètres carrés, on est souverain. Et de souveraineté, le canapé en est une. Regardez les invités qui arrivent chez vous. Ils restent timidement debout devant cet autel plus ou moins flasque, avant que vous leur ayez dit:
- Mais asseyez-vous seulement, je vous en prie.
Les premières minutes, ils se tiennent raides comme des piquets, tout au bord, un peu mal à l'aise. Mais cette bienséance s'adoucit rapidement, à moins que vos hôtes ne soient anglais. L'enfant turbulent, qui avait tenté un coup d'état avec son armée de legos, est tenu de battre en retraite pour que les convives puissent s'asseoir. Le chien aussi, ce conquérant domestique, est prié de se rendre dans son canapé. A chacun son panier. Seul le chat a des droits qu'on ne saurait lui retirer, divinité souple qu'on n'ose impunément chasser.
Il y a des canapés de toutes tailles, de formes diverses, en C, en L ou en U, et ils disent toujours quelque chose de leur propriétaire. Il y a le canapé dont l'étudiant a hérité. Vu son état de déliquescence, on devine qu'il ne devrait pas tarder à obtenir son diplôme. Il y a le canapé du premier job ou de la promotion, rutilant. Celui-ci signifie symboliquement qu'on veut passer à autre chose, même si, en définitive, on vient s'y asseoir comme sur le canapé précédent. Il y a le canapé qui n'invite à aucun réconfort et qui vous laisse entendre que votre fessier, aux yeux de son propriétaire, n'a pas le dixième de la valeur de la peau du yak blanc qui a servi à le fabriquer. Ce sont les canapés des gens qui, sous couvert de courtoisie, veulent que vous soyez embarrassé. Il y a celui des voisins, qui dit home sweet home, alors qu'ils n'arrêtent pas de se déchirer. Il y a le canapé du thérapeute, bourré de complexe. Il y a la coquille de noix de la célibataire, petite citrouille qui attend de se déployer en un bel espace familial, mais qui, pour l'instant, nécessite une bonne dose de souplesse pour le prétendant venu déclarer sa flamme. On se doute bien qu'on n'a pas fait qu'y rester sagement assis, sur ce canapé, et qu'il a dû être le témoin d'audiences très intimes. Mais il s'agit là des moments tamisés et clandestins qui nous entraîneraient trop facilement du côté du sofa.
Mon canapé, c'est une grande aubergine ferme et souple, qui permet à deux adultes de s'y étendre en longueur. Il est en tissu: n'y sont admises que les peaux chaudes et vivantes, babineuse - un bouledogue - ou laineuse - une chatte. C'est un espace de parfaite anarchie même si, au moment de l'acheter, nous avions édicté des règles rigides et utopiques pour un objet aussi sympathique: il les a abolies de lui-même. On ne compte plus le nombre de fois où il a achevé de consommer nos dernières forces de la journée, nous laissant comme des gisants dans un sommeil coupable, cherchant d'ultimes forces, introuvables, pour nous rendre au lit. Le canapé, c'est bien souvent un lit qui prend des formes pour mimer un certain maintien - je ne parle pas du canapé convertible, le clic-clac, qui est une androgyne. Mon canapé, c'est une canopée où on vient rêver, avec un livre comme firmament ou rien d'autre que le film de notre journée. C'est un lieu de passage, un quai. Je sais que je ne peux pas y passer ma journée à moins d'avoir une fièvre carabinée. Je viens y faire une halte, plus ou moins longue, jamais définitive - Dieu me garde. J'entretiens une relation teintée de culpabilité avec lui. Je devrais... Je pourrais. Je pourrais lire, je devrais encore finir cette chronique, et le chien qui doit sortir. Mais je compte bien lui donner raison, à mon canapé, et suivre son enseignement: ici, savoure et fais taire ces simulacres de bonne conscience. Car, sur mon canapé, je suis pleinement moi, paresseux, heureux, rêveur. Et, à ce que je sache, je n'ai jamais eu d'idées plus fulgurantes qu'en m'abandonnant. Je l'ai choisi en fonction d'une unique et impérieuse exigence: pouvoir y faire la sieste. Et, pour ce faire, le dossier devait avoir la bonne déclivité, soit ni trop bas pour ne pas me donner l'impression de partir à la renverse, ni trop haut, ce qui m'aurait fait mal à la nuque. C'est à cette condition, et à cette condition uniquement que nous pouvions commencer notre relation sur de bonnes bases.
Le canapé est un lieu de détente, de haute convivialité ou de terribles solitudes. C'est le banc public des pénates. Sans lui, on ne saurait pas trop où s'asseoir, on resterait debout avec sa bien-aimée dans les bras ou un bon petit plat qu'on aimerait déguster seul devant sa télévision ou avec nos pensées. Le canapé est une mise à terre. Son usage nécessite qu'on se rapproche de notre centre de gravité dirait Monsieur de Lapalisse. Il est rarement spectaculaire ou extraordinaire, à moins d'être sorti de la tête d'un dizeignair qui ne comptait pas qu'on s'y assoie mais qu'on l'admire. Le canapé nous invite tout simplement à nous poser, à nous arrêter. Du nouveau-né au vieillard, c'est un endroit pour accomplir des actes majeurs de notre existence: se reposer, aimer, jouer, négocier rêver et, parfois, mourir. C'est un meuble qui nous permet d'accomplir avec aisance les actions les plus denses, une des grandes scènes de notre existence. Et pourtant, on ne parvient pas à lui donner sa juste place. Comme la plupart de nos meubles, d'ailleurs, qu'on considère comme autant d'objets statiques alors que la racine même du mot meuble est liée au verbe mouvoir. Mais ce n'est pas étonnant que, là où on vient dormir - un canapé, un lit, là où on range du linge propre ou une belle vaisselle - un buffet, une armoire, on peine à percevoir que quelque chose circule, qui est peut-être le cours même de nos vies. Quelque chose duquel émanent une grande confiance, une grande paix. Beaucoup de silence les entoure - sauf quand la desserte s'effondre. Les meubles, comme mon canapé, comme tout ce qui est familier, sont amniotiques. Ils absorbent les chocs: le canapé sur lequel je me lance me recueille. Ils adoucissent les heurts de la vie. Oui, ces objets quotidiens, soi-disant banals, sont des régulateurs d'existence. Ils constituent des repères tutélaires, sans que nous en ayons même conscience. Ils viennent cruellement à manquer quand on les ôte. Pensons à un déménagement. Les pièces se vident et nous deviennent indifférentes. Nos voix résonnent et ne trouvent aucun endroit où se lover. Quoi! C'est donc là qu'on a vécu tant de choses? Et aussitôt dans la nouvelle maison, on s'empresse de dire:
- Tu vois, on pourrait mettre le canapé là, on serait bien.
Image: Sam Shepard, dans le film Don't come knocking de Wim Wenders.