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La promesse

Publié le 08 janvier 2010 par Clarac
Pourquoi je suis revenue ? Je n’aurais peut-être pas dû. Personne ne se souvient de nous. On n’a fait que passer, deux ombres, deux étrangers qui se sont échoués là quelques heures. Juste pour figer ces instants à jamais dans nos mémoires.
Je me rappelle de la première fois qu’on était venu dans cette région où la terre semble se perdre, se noyer dans la mer. Parce qu’ici c’est loin du reste, de l’agitation des stations balnéaires. Un bout de terre flanqué d’une grève, d’une jetée, le reste c’est la mer et les boulots qu’elle donne aux gens du coin. On avait atterri un peu par hasard, avec nos sacs à dos et nos économies d’étudiants. Quelques jours pour changer d’air en basse saison, pas de touristes ou de plages bondées. L‘hôtel avait sa clientèle d’habituée, les gens qui travaillent sur les chantiers de réparation des bateaux. Le matin, on prenait notre café, eux au comptoir et nous à une table. Un hôtel un peu dépassé avec ses banquettes en skaï orange et son mobilier en formica, des parasols et des salons plastique en terrasse chahutés par le vent. De toute façon, on s’en foutait, on s’aimait et on avait la vie devant nous. Après, on prenait la voiture, on roulait sur quelques kilomètres et on s’arrêtait là où il nous plaisait.
Un jour, on était allé jusqu’au port de commerce, pour voir ce monde à part. C’était désert, il n’y avait que les gars qui déchargeaient des containers sur les quais. On avait marché le long des entrepôts sans se parler comme pour ne pas briser ces silences qui en disent longs. On était arrivé à la jetée et devant l’immensité de la mer, tu m’avais dit que ça devait être ça la liberté.
Trois années se sont écoulées depuis cette première fois. Trois années dont une et demi à te battre contre un cancer. Chaque minute, chaque seconde à lutter contre ce mal qui te rongeait. C’était devenu notre guerre à tous les deux. Les derniers mois, tu me disais que c’était foutu pour toi. Je ne voulais pas te croire, ni les médecins ni leurs diagnostics. Tu allais t’en sortir, tu n’avais que vingt-huit ans. C’est pas un âge pour mourir.
Et puis, il y a cette nuit là. Tu étais devenu l’ombre de toi-même, tes grands yeux se perdaient sur ton visage blême, tu as murmuré que tu voulais voir une dernière fois la mer. Les larmes sont montées dans ma gorge. Un râle s’échappait de tes lèvres sèches. Tu me regardais, tes yeux délavés par toute la souffrance et la douleur que tu avais endurées. Je t’ai dit que non, que tu n’allais pas m’abandonner. Un spasme a secoué ton corps. Alors, j’ai accepté. Je t’ai soulevé, tu étais si léger, j’arrivais à te porter toute seule. Je t’ai allongé dans la voiture avec des couvertures.
Quand on est arrivé à la jetée, je t’ai réveillé et je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. C’était la basse mer, de la voiture, on ne voyait que le sable gris et compact, quelques rochers épars. La mer, on arrivait à peine à la deviner au loin. J’ai ravalé mes pleurs et je t’ai promis que la prochaine fois, qu’on viendrait la mer serait là. J’ai posé ma tête près de la tienne, j’ai fermé les yeux en priant pour que la mer soit là, avec ses reflets brillants.
Il n’y a pas eu de prochaine fois. Tu es mort deux jours plus tard me laissant seule avec cette douleur qui me rongeait de l’intérieur. La maladie elle t’avait grignoté silencieusement puis avec force, à grands coups de mâchoires.
Ce matin, je suis arrivée à l’heure où les gens sont encore confinés chez eux ou alors partis au travail. Le vent insidieux s’infiltrait, s’engouffrait dans le moindre espace vide et le ciel n’était qu’une chape grise.
J’avais juste enfilé un blouson par-dessus mon vieux pull et relevé mon col. Mes cheveux dansaient devant mes yeux, emportés par le bruit singulier du vent comme une rumeur qui siffle aux oreilles. J’ai marché le long des quais, les mains fourrées dans mes poches. Si tu avais été là, j’aurais joint mes doigts aux tiens comme dans un écheveau de laine. Quelques goélands faisaient des allers retours entre le bitume et un bateau. Quand ils s’y posaient, ils observaient le moindre passage, le moindre changement de leurs yeux vivaces.
J’ai croisé deux ou trois hommes qui doivent bosser sur les bateaux. L’un d’eux avait sorti une cigarette et protégeait, tant bien que mal, la flamme de son briquet de ses mains tavelées par le sel. Ils m’ont fait un salut de la tête. Ce signe que l’on fait même si on ne connait pas mais qui dégage une forme de respect. Arrivée au bout de la jetée, j’ai failli repartir, mes jambes se sont dérobées et puis j’ai pensé à toi très fort, à ma promesse. Des remous blanchâtres et écumeux se brisaient puis se reformaient au gré du courant. J’ai soulevé le couvercle de la boîte et tes cendres se sont dispersées au vent. Tu avais vu la mer, tu pouvais t’en aller.

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