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A la verticale de Lazare

Publié le 10 janvier 2010 par Chroniqueur
A la verticale de Lazare
"Quelque chose se tient constamment à nos côtés, prêt à nous aider." (Christian Bobin)
Les morts-vivants existent. Ils ont très peur et ils sont très tristes. Ils sont arrivés en avance aux premières loges de leurs funérailles. Les morts-vivants font peur d'avoir aussi peur.
Le mort vivant n'est pas un cadavre qui gambade ou un fantôme qui campe au cimetière, ce n'est pas du folklore. C'est un vivant, mort à lui-même, ou dans un coma prolongé. La douleur a éteint quelque chose dans son coeur ou son esprit. La vie foudroie parfois sans tuer. Elle se poursuit, sur pause; plus rien ne pousse. La souffrance, si elle n'est pas exorcisée, si elle ne trouve pas à se dire, vide lentement l'être de sa substance. Le vivant se recroqueville. Il a très froid. Il devient tout chétif. Il se replie sur lui-même et s'enroule autour de sa plaie pour se protéger, pour qu'on ne lui fasse pas de mal. Il donne sa propre substance à ce qui le tue au détriment de ce qui pourrait le faire vivre. Il inverse les énergies vitales. Il s'acharne à s'amputer de lui-même et à trancher les racines qui le relient à son terreau. Il ne partage plus que des moignons de ce qu'il fut, mais il ne s'en rend même plus compte. Il ne veut surtout pas entendre. Il a l'impression que toute parole à ce sujet le réduirait en poussière. On a beau s'acharner, décharné il n'est plus tout à fait parmi nous - temporairement ou définitivement? Le mort vivant, ce n'est pas un sur-vivant, mais un sous-vivant. Il vit au-dessous de lui-même.
Comme un arbre peut décider de sacrifier une branche malade, le mort-vivant suicide la part de lui qui fait trop mal, celle qui, dès le réveil, se met à s'élancer dans son corps ou son esprit. Il ensommeille sa peine, profondément pour qu'elle ne vienne plus le chercher. Il fait beaucoup de nuit sur son tourment. Il craint, plus que tout, la clarté, tout surplus d'enthousiasme qui le rendrait à la vie et, par là même, à son drame, auquel il devrait faire face. Surtout pas trop de bruits, pas trop de projets, pas trop de possibles. "Non, je ne peux pas, vraiment. Vous comprenez, je vais très mal". Le mort-vivant a de grandes raideurs. Il fait un petit tas de cendres de tout ce qui peut le détourner de sa crampe existentielle. Il vit juste assez pour que la suture ne cède pas, pour que cette blessure, qui n'en finit pas de cicatriser, ne se rouvre pas. Il ne démord pas. Il n'a pas confiance dans sa capacité de se régénérer: il y a eu cet accident, ce malheur, cette perte. Les sauveteurs sont venus le chercher, mais ils ne l'ont pas ramené entier. Il est encore sous les décombres alors que la vie s'est reconstruite autour de lui, le quotidien a repris son cours. Et si le plancher cédait à nouveau? Que répondre à celui qui n'est plus sûr de ses pas, qui craint que tout s'effondre, alors que le temps passant, il voit bien que ça n'en finit pas de ne pas s'effondrer. Mais si... La vie n'est pas un agent d'assurance. Et les casses ne sont pas toujours indemnisables. Mais il y a d'autres manières de se rassurer.
Cependant, à la verticale de Lazare, l'arbre me donne confiance: nous pouvons nous renouveler. Regardez ce chêne: il a été foudroyé, et malgré tout, la vie se poursuit autour de cette béance. Il bourgeonne, il fleurit, et c'est le printemps. Cette petite pousse verte nargue les ruines. Sur un tronc apparemment mort, une branche repousse. La vie sait des chemins pour circuler au milieu des désolations. Alors, je crois à des morts-bien vivants qui ressuscitent, je crois à des vivants-vivants qui sauront ranimer la flamme, je crois à un "lève-toi et marche". Chacun de nous peut faire l'expérience un jour où l'autre de cette mort dans la vie, de cette suspension d'être. Je connais de grands blessés qui comptent parmi les plus beaux vivants que je connaisse. Je crois en une deuxième, même voir en une troisième naissance possible, à tout âge. Les possibilités d'être fécondé, d'accoucher à nouveau de soi et de croître sont autour de nous, en nous, parmi nous. Les sages-femmes, les sages-hommes ne manquent pas, qui ont un savoir des sentiers qui mènent à la joie. Il y a des savoirs d'humus et de boutures qui se sont transmis et qui sont à la portée de chacun.
En te heurtant, je ne te veux pas de mal. Je toque à cette porte derrière laquelle je sais que se cache un printemps de toi possible. Je veux provoquer cette vie sous narcose, non pas parce que je veux t'importuner, mais parce que j'ai cette connaissance de toi vivant, parmi les vivants, ce souvenir de toi, pas rabougri. Et que je sais que la parole ouvre.
Image - La résurrection de Lazare, Rembrandt.

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