Par Yves Romain Bastien,Ingénier, Expert financier
Sur l’insistance d’une amie qui m’a d’ailleurs ouvert les portes de la littérature haïtienne contemporaine, j’ai terminé la lecture de « Rosalie l’infâme » de Madame Evelyne Trouillot. Ce roman doit rester pendant longtemps le livre de chevet de tous les nègres, surtout ceux dont les ancêtres ont vécu dans les colonies de Saint-Domingue et d’ailleurs, le livre de tous les Haïtiens qui croient que notre pays peut encore resurgir des cendres de la misère, du désespoir. Pendant un certain temps, j’étais sidéré, désemparé par les atrocités, les méchancetés, la barbarie des colons sur les miens à chaque page. Il m’était devenu difficile de parcourir ce roman historique dont le fil dérivait d’un colon à l’autre, d’une habitation à l’autre et d’un esclave à l’autre.
Mme Trouillot a pris le soin de nous présenter l’enfer que nos aïeux ont vécu, de leur captivité dans la corne de l’Afrique, leur traversée dans les cales des négriers et leur vécu dans un état de non-être dans la colonie. Vincent raconte à Lisette d’une voix d’adulte aux enrouements d’enfant malheureux : « Ce ballottement ininterrompu entre ciel et mer, les cadavres jetés à l’eau, les chaînes qui les relient les uns des autres, la blessure du sel qui colle aux pores, les regards éteints, la vente des corps », etc. Aussi sentons-nous encore aujourd’hui la douleur, les cris, les pleurs, les râlements et comme résultante, la haine qui sortaient des entrailles de nos grands-parents au point de transcender la peur et vaincre l’une des toutes premières armées du monde : celle de Napoléon et de nous offrir une terre sur laquelle nous n’avons su jusqu’ici ériger un pays, une nation.
Pour de mauvaises raisons, j’ai rejeté le livre au tout début. Je ne pouvais accepter l’idée que la narratrice pouvait raisonner autant et surtout mettre en lumière ce qui anime les personnages, maîtres ou esclaves. Quand la tante de Lisette, plus proche de la tombe, nous décrit la liberté : « Elle est comme le brouillard, la liberté. Nul ne peut l’arrêter. Quand tu crois l’avoir vaincu, tu te rends compte que tu es en plein dedans. » Je m’étais mis dans la peau de ceux qui pensaient que nous n’aurons pas une âme. Nous n’étions en rien supérieurs aux animaux. « C’est là, en me battant avec les animaux que j’ai redécouvert la liberté ». Il fallait nous couper les bras, les jambes, nous enlever la peau, nous bruler vifs, empêcher que dans nos têtes germe l’idée de liberté, de révolte, etc.
Ce roman retrace l’histoire de nos aïeux ayant vécu l’esclavage dans ce qu’il a de plus infamant, l’histoire de ces marrons qui refusent, dès leur arrivée dans la colonie, l’esclavage. C’est l’histoire de nos femmes torturées, malmenées, violées, c‘est aussi l’histoire spectaculaire, ahurissante, poignante de Brigitte, la sage-femme, qui a injecté dans le cerveau de 70 nouveau-nés une aiguille, provoquant ainsi leur mort pour qu’ils ne vivent pas l’horreur de l’esclavage. C’est aussi l’histoire des atrocités venues d’ailleurs. Marie Grâce de l’habitation Delerme décrit l’horreur de la Martinique encore territoire français : « On met tout nus tous les accusés puis on les frotte de sucre et on les place près d’une fourmilière jusqu’à ce qu’ils avouent ». Mais avouer quoi, nom de Dieu !
Nous avons cru un instant qu’en ayant vécu toutes ces atrocités, ces hommes et femmes qui ont survécu, ont fait la guerre, marqué l’histoire du monde de leur empreinte, auraient laissé suffisamment de leur sang sur le sol de Saint-Domingue à leurs enfants afin de leur permettre de mieux affronter l’adversité. Dessalines le Grand, traité encore aujourd’hui d’assassin par ses petits-fils, Dessalines, celui qui a incarné la lutte pour la liberté, pour l’indépendance, fut assassiné au Pont-Ronge, son nom radié des lèvres des Haïtiens pendant de nombreuses décennies. François Capois, autre héros de l’Indépendance, tué par ses frères d’armes. Magny et Lamartinière jetés aux oubliettes. Et malgré tout, nous pensons qu’il est encore possible de construire un pays respecté sans avoir « rejeté », un pays enfin sorti des affres du sous-développement. Aucun pari ne peut être gagné avec ces traîtres qui jonchent les rues, avec ces misérables qui sourient, lèchent les colons d’aujourd’hui chaque fois qu’ils leur offrent un bonbon dans le but avoué de prendre d’assaut notre cathédrale (nos ressources, nos richesses, notre culture et notre identité de peuple).
Il est venu le temps pour chaque Haïtien, où qu’il se trouve dans le monde, de lire ce roman retraçant une part considérable de notre histoire de peuple. Nous ne pouvons réussir ensemble sans faire le point sur notre identité de peuple, sur nos erreurs qui persistent, sur nos choix déraisonnés. La majeure partie de nos enfants vivent en esclavage quand ils ne vont pas à l’école, travaillent comme « restavèk », sont incapables de se nourrir, déambulent nus dans les principales artères de la capitale avec un morceau de tissu sale à la main, quand, au stade de l’adolescence déjà, ils tuent pour s’assurer le pain quotidien ou encore quand nos filles vendent leur corps aussitôt que disparaît le soleil pour se nourrir. Nous, Haïtiens, avons trop vécu de l’embargo, des chromosomes, de notre position de honte de la Caraïbe pour ne pas, dans un ultime effort, nous relever.
Evelyne, ma sœur, j’aurais eu honte de moi-même de n’avoir pas terminé ce roman historique qui doit avoir une place à part dans la littérature haïtienne. « Rosalie l’infâme » devrait constituer le point de départ, la pierre d’achoppement pour tous ceux qui aspirent à dépasser leur crise d’identité, à se libérer enfin de la peur. Nous sommes et nous resterons une nation de nègres ayant connu les pires sévices découlant de l’esclavage. Aussi ne peut-il y avoir de gens d’en haut et de gens d’en bas dans le pays de Dessalines, Christophe, Toussaint, Pétion, Mackandal, etc. Evelyne, bien bas, je vous salue, vous remercie pour cette pièce inestimable dans notre littérature et vous souhaite une Bonne et Heureuse Année 2010.
Yves Romain Bastien
TROUILLOT, Évelyne, « Rosalie l’infâme » (roman). Port-au-Prince, Éd. Presses Nationales d’Haïti, Coll. L’Intemporel, 2007, 158 p., ISBN 978-99935-91-33-7.Yon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.