J’ai maints visages en ce monde. Je suis polymorphe et invisible, impalpable. Inaudible à qui ne veut m’entendre.
J’attire les hommes autant que les femmes. J’agis indifféremment sur les peuples et les individus. Je peux remuer les masses, ou, plus discrètement, donner l’impulsion à qui me la demande. Je suis le sursaut du pire, le sursaut du mieux ! Je suis le sursaut libérateur, je suis celle au nom de laquelle on fait mille folies. Tant d’excuses à moi seule.
Je suis un concept des plus abstraits et pourtant j’ai fait les grands événements de l’Histoire.
Je suis une femme parce que je suis une image de force et de courage et que c’est en mon sein que l’homme voudrait grandir ou vivre, comme sous ma protection. Il voudrait téter à ma mamelle, le jus de son existence.
L’homme n’est pas fait pour vivre libre. Lorsqu’il l’est enfin, il se cherche mille raisons d’enfermement, il y succombe et une fois ses idées rétrécies, le voilà qui me rappelle de tout son être. Le voilà prêt à mettre en péril son équilibre sur la foi de ce grand rêve que je représente.
A la fois l’air, l’espace, la paix, le bien-être, la joie, le plaisir, le bonheur, la beauté, la réussite… Je suis tout ce qui est bon en ce monde. Tel un caméléon, j’épouse les idées de chacun.
Des peuples entiers ont couru après moi. Beaucoup sont morts en me cherchant, en m’espérant. Beaucoup se sont battus et sont morts en mon nom. Et cela n’était jamais vain. Je gis sur un charnier, brandissant les symboles de la patrie, les seins nus dans le vent, la robe déchirée, montrant mes seins à qui voudrait se nourrir de mon lait…
Je suis l’antithèse de l’oppression, la manipulation, l’étroitesse, le carcan, l’emprisonnement, l’absence de perspectives, le désespoir, la tristesse. Je suis la phrase assassine, je suis la rébellion verbale, je suis la flamme dans un œil conquérant, je suis le talent pour qui en est pourvu, je suis les compétences pour qui les a travaillées, je suis la patience pour qui en est doté…
Je revêts mille costumes, selon les époques, les philosophies, les croyances. Je suis le paradis pour un homme qui a la foi chevillée au corps et qui attend la mort, confiant, je suis Dieu pour les hommes d’Eglise, je suis la possibilité de salut pour qui ne croit pas en l’homme, je suis la puissance pour l’homme politique, je suis la réussite pour l’étudiant ou celui qui cherche un travail, je suis la fougue de l’amoureux, je suis la réussite d’un mariage ou d’une famille, je suis le sourire d’une mère, la fierté d’un père, je suis le médecin guérissant des malades, je suis le clown qui fait rire l’enfant, je suis le Père-Noël ou la petite souris, je suis le Nirvana des Bouddhistes, je suis un paysage mirifique pour un chasseur d’images, je suis la goutte d’eau pour les hommes qui rêvent de pluie, je suis tout à la fois. Je suis l’espoir fou de peuples entiers qui ont l’asservissement, l’oppression, le mensonge pour denrée quotidienne.
J’existe au-delà des règles, des lois ou des codes de conduite. J’existe sûrement parce que l’homme ne peut être complètement affranchi de tout dogme.
Je suis le sursaut lorsque tout espoir est perdu. Un sursaut vers la vie pour qui veut y croire encore, je suis aussi le point final pour qui ne s’en sent plus la force. Je suis au cœur même de l’homme. Je suis sa petite voix à l’intérieur, qu’il écoute ou n’écoute pas, tout libre qu’il est de choisir son issue.
Je suis le grand rêve de l’homme. Je suis le grand TOUT qu’il poursuit et je ne suis rien, pourtant, car sans lui, je ne peux rien. Rien que susurrer des choses à l’oreille de son esprit. Le travailler au cœur de sa réflexion, de sa raison pour tenter de me frayer un chemin vers sa conscience.
Il est libre de m’écouter. Il est libre de rester sourd à mes mots. Je suis la volonté et le pouvoir. Je suis tout ce qui lui permet d’avancer, de croire en lui, d’avoir confiance en lui. Mais l’homme, souvent, préfère regarder ailleurs. Je l’intimide. Il n’ose pas.
Alors, il me voit en rêve. Il me laisse rester ce rêve. Il me bloque toute réalité.
Je reste là, immobile, dans un coin retranché de sa mémoire où se trouvent tous les fragments qui constituent sa culture. Je reste là, immobile, à fleur de conscience, les seins nus, la robe au vent léchant les morts étendus à mes pieds, le drapeau au poing dans un geste vengeur, le bonnet frégien dissimulant ma crinière sauvage. Je reste là, toute puissante, dans un geste vers la vie à conquérir. Vestige d’un temps qui n’est plus.
Je sais qu’un jour, tel le phénix, je renaîtrais de mes cendres, prête à guider leurs pas.
J’attends mon heure, universellement tapie au cœur des hommes...