Magazine Journal intime

Viendrais-tu

Publié le 15 janvier 2010 par Thywanek
Viendrais-tu me chercher.
Tu as remarqué. Pas comme une question. Non. Comme un roman déjà. Monté en souples masses de gouttelettes, exhalaisons des sons horaires en tristes tintements de métal. Emané de toute la lande propagée à perte de vue, pour accueillir nos pays, nos errances, nos quêtes, nos châteaux temporaires, nos draps aux voiles gonflées, nos cris de pelisses puantes, nos lunes écarquillées, curiosités d’enfants translucides.
Avons-nous à ce point inversé les prisons qu’il faut que ce soit moi qui te lance un grappin.
Ecoute. Ecoute.
Il y avait un lumignon qui ressemblait à un petit coffret de théâtre. Des gargouilles osseuses, directement importées des Iles de Darienford, gardaient, de leur sourires charmeurs, le cercle sous le dôme de volière. Elles s’asseyaient sous leurs têtes délicatement ornées, et dévoraient d’un coup, de leurs orbites de soie carnassière, le moindre dérangement qui risquait de perturber la représentation. C’est le Gouverneur des Iles de Darienford qui me les avait recommandées. Un homme affable et sensible, hélas coupé en deux, ce qui rendait très difficile le moindre de ses déplacements. Et pour tout dire impossible un quelconque voyage au delà des mers. Au mieux parvenait-on à le mener d’une des îles à une autre. Mais le plus souvent il évitait tout transport. Nous l’avions invité à plusieurs reprises pour assister à une de nos soirées : il n’a jamais pu s’y rendre. Ce qui ajoutait au problème d’être coupé en deux, c’était qu’il ne savait jamais en se réveillant le matin dans quel sens il le serait : en long, en large, en diagonale. Il lui était interdit de le prévoir. Il n’y avait que dans son sommeil qu’il était entier. On avait évidemment tenté de le transporter ainsi, pendant qu’il dormait. Mais à chaque fois, au moment d’embarquer, il se réveillait, séparé comme ceci, ou comme cela. Dans tel sens ou dans tel autre. S’engageait alors une pénible bataille entre telle moitié qui refusait de partir et l’autre qui en avait tellement envie. On avait bien sûr essayé des drogues et mille autres philtres pour approfondir son sommeil et éviter qu’il ne s’éveille au départ et surtout durant le voyage. Mais il manifestait une curieuse et terrible résistance à toutes les potions, ainsi qu’à l’hypnose à laquelle on avait également eu recours. Il cultivait ces gargouilles osseuses dans une immense bâtisse de terre cuite dont le matériau excavé pour aménager le lit avait servi à édifier l’atelier. Il était élégant et toujours très soigné, n’était le petit filet de sang qui pouvait apparaître ici où là, quelquefois, à un endroit où la césure du jour le faisait éventuellement souffrir. Cela dit il affectait une contenance pleine de dignité et empreinte d’une certaine grâce qui rendait sa compagnie très agréable. Personnellement je ne me souciais pas de le questionner sur son histoire. Elle devait être de toute évidence marquée d’une douleur qu’on imaginait aisément ancienne et tenace. Il ne parlait d’ailleurs pas de lui. Le peu qu’il évoquait d’un passé récent ou plus lointain concernait rarement sa personne et quoiqu’il raconta on eut été bien incapable de deviner d’où il venait et comment il s’était retrouvé ici, à habiter une de ces îles peuplées de gens qu’on ne rencontrait jamais. Et moins encore de comprendre pourquoi il était toujours coupé en deux. Toi, au contraire, tu avais posé quelques questions. Directes ou détournées. Alambiquées, diffuses, gênées. A chaque fois qu’il avait senti la pointe de l’interrogation l’effleurer, il s’en était suivi un interminable silence, d’une intensité étourdissante, qu’il passait tout d’abord à nous regarder, avec une expression de ciel au fond duquel n’aurait lui qu’une seule étoile, irrémédiablement perdue, puis par un phénomène inexplicable, nous étions, sans nous en apercevoir, projetés plusieurs heures ou plusieurs jours plus tard.
Après plusieurs livres il n’y eut plus de question du tout.
Je suis en train de penser, il y a si longtemps que nous ne l’avons plus vu. Je ne me souviens même plus de son prénom. Il me semble qu’il en avait un.
Viendrais-tu me chercher.
Ecoute. Ecoute.
Tout le public est là. Un gosse de peu d’âge, approximativement. Il a préféré s’asseoir au milieu du parterre. Négligeant la grande loge centrale. Il n’a pas vraiment grandi. Mais il a compris. Il n’y a pas d’entrée en scène. La lumière se déploie, monte et découpe d’abord les bataillons d’instruments puis après avoir installé son survol du fond du gosier jusqu’à la rampe, elle descend déplier l’oiseau de smoking noir sur sa vigie.
Je me demande ce que tu voudrais qu’on joue ce soir.
Je sens le pavé mouillé. J’ai son odeur. J’ai l’impression de cliqueter comme un concerto de serrures. Je dors sur des parvis. Je dépense mon temps dans des aquariums. Je m’efforce de faire patienter tout ce qui paraît encore pouvoir. Les ruisseaux font des anévrismes. L’air parfois devient rauque. Il faut que je rentre à la maison.
Mais est-ce ici, cette tour et cette bouche, navette barbare qui envoie au zénith des éclosions d’esbroufe. Est-ce ici cette valise qui ne s’ouvre plus et qui attend un crime assez épouvantable pour profiter de la diversion et appartenir au nouvel écrin de la mort. Ici le point derrière la vitre trafiquant son indifférence à une blancheur climatique, à un nord sans âme, à un canal aux écluses taxidermiques. Ici le va et vient décalqué sur les murs d’une phrase saccadée qui ne saurait plus que s’inventer un serpent pour distiller sa goutte ulcérée.
Le petit coffret de théâtre. Le petit amusoir à vision. L’ondoyeur de plafonds. Le chuchoteur de verrous décodés. La malle de transport. Et la penderie aux entrailles. Tout est intact. De ce côté. Dans le creux de ma paume. Ma paume d’imprimeur. Ma paume imprimée sur les parois qui me retiennent dans la geôle de ton abdication. Ma paume sur les murs de ta liberté négative. Un battoir qui frappe la pierre pour dénicher le mécanisme de l’écroulement, et que tu te retrouves nu, comme nous, ou moi, ou tout le monde. Ou personne. Comme personne.
J’entends ta question. Ce n’est qu’une question de miroir. Ca s’écrit tout seul. Le Gouverneur des Iles de Darienford en savait quelque chose. Je ne me rappelle pas s’il était plutôt jeune ou plutôt vieux. Dans son genre il n’était en outre pas le seul à en savoir. Dans le smoking noir il y avait aussi matière. Et de fil en aiguille, il y avait matière un peu partout. D’où les multiples extensions territoriales.
Non, nous n’en sommes pas à concourir pour celui qui s’est le mieux gardé. Le mieux préservé. Aucun n’a laissé mourir sa petite voix.
Ca n’est peut-être rien de plus que réveiller quelques baleines assoupies sous des horizons urbains où tu filais à toute vitesse en suivant leurs flancs rassurants. Et sans doute qu’elle peuvent tout aussi bien demeurer là, à roupiller encore pendant des siècles avant qu’un gamin s’y intéresse.
Tu as raison : rien n’est si utile que ça.
Juste que, je ne sais quoi, quelque chose, oui, que quelque chose puisse toujours survenir.
Pas plus.
Et qu’on sache, quand même. Si on va venir nous chercher.
Je ne t’apprendrais pas que toute prison est une voleuse.
Je te pose une question.
Tu as remarqué. Pas une question. Un roman.
Je me pose la mienne. Celle, peut-être que tu me poses.
Alors je vois la distance. Tu me la montres. Tu la vois.
Viendrais-tu me chercher.
Oui.
Mais moi : serais-je encore là.
Un roman. L’occasion de donner un prénom et un âge à ce malheureux Gouverneur des Iles de Darienford. De découvrir son histoire ou pourquoi il n’en aurait pas. De le délier de son maléfice. Et puis de programmer quelque chose pour ce soir. Parce que là le gamin, au milieu de la salle de concert, il attend.

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