Le lundi 16 janvier, à 5h10, Louis Aragon montait la rue Bonaparte quand il vit venir en sens inverse une jeune femme vêtue d’un costume tailleur à carreaux beige et brun et coiffée d’une toque de la même étoffe que sa robe. Elle semblait avoir très froid en dépit de la température relativement douce. À la faveur de la lumière de la librairie Coq, Aragon constata qu’elle était d’une beauté peu commune et qu’en particulier ses yeux étaient immenses. Il eut envie de l’arrêter, mais se rappela qu’il n’avait sur lui que deux francs vingt. Il y pensait encore quand André Breton le rejoignit au café des Deux Magots. « Je viens de faire une rencontre étonnante, lui dit ce dernier à peine assis. En remontant la rue Bonaparte j’ai dépassé une jeune fille qui regardait à chaque instant derrière elle, bien que vraisemblablement elle n’attendît personne. Un peu avant la rue Jacob, elle fit mine de s’intéresser à la devanture du magasin d’estampes, de manière à ce qu’un passant incroyable, tout à fait immonde, qui l’avait remarquée, lui adressât la parole. Ils firent ensemble quelques pas et s’arrêtèrent pour deviser, tandis que je stationnais à quelque distance. Bientôt ils se séparèrent et la jeune fille me parut encore plus désorientée. Elle tourna un moment sur elle-même puis, avisant un personnage d’aspect subalterne qui traversait la rue, elle alla brusquement à lui. Quelques secondes plus tard, ils se jetaient dans l’autobus « Clichy-Odéon ». Je n’eus pas le temps de les rejoindre. J’observai qu’ils restaient sur la plate-forme cependant qu’un peu plus haut dans la rue, le gros homme de tout à l’heure demeurait immobile, comme en proie à un regret. » Aragon, comme nous l’avons dit, semblait surtout avoir été frappé de la beauté de l’inconnue, Breton de sa mise très correcte, ce côté tellement « jeune-fille qui sort d’un cours » avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu. Était-elle sous l’effet d’un stupéfiant ? Venait-il de se produire une catastrophe dans sa vie ? Aragon et Breton avaient beaucoup de mal à comprendre l’intérêt passionné qu’ils portaient tous deux à cette aventure manquée. Le second était persuadé que, quoiqu’il eût vu la jeune fille partir en autobus, elle était encore au même point de la rue Bonaparte. Il voulut en avoir le cœur net. En sortant il rencontra André Derain qui lui demanda de l’attendre aux Deux Magots. « Je reviens les mains vides », disait-il à Aragon quelques instants après. Ni l’un ni l’autre ne pouvait prendre son parti de cette déconvenue et, quand Derain arriva, ils ne purent s’empêcher de lui confier le sujet de leur émotion. Ils n’avaient pas plus tôt commencé à le faire que Derain les interrompit : « Un costume à carreaux, s’écria-t-il, mais je viens de la rencontrer devant la grille de Saint-Germain-des-Prés ; elle était avec un nègre. Celui-ci riait et je lui ai même entendu dire textuellement : « Il faudra bien changer. » Auparavant, j’avais vu de loin cette femme arrêter d’autres gens et j’avais attendu un instant qu’elle vînt aussi me parler. Je suis certain de ne l’avoir jamais vue par ici, et pourtant je connais toutes les filles du quartier. »
À 6 heures, Louis Aragon et André Breton ne pouvant renoncer à connaître le mot de l’énigme, explorèrent une partie du VIe arrondissement : mais en vain.
André Breton, Les Pas perdus, Éditions Gallimard, Collection Idées, 1969, pp. 101-102-103.
ANDRÉ BRETON
Image, G.AdC
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) André Breton, Lettres à Aube (note de lecture) ;
- (sur Terres de femmes) 7 octobre 1926/André Breton, Nadja ;
- (sur Terres de femmes) 29 novembre 1948/Lettre d’André Breton à Aube ;
- (sur Terres de femmes) 28 septembre 1966/Mort d'André Breton ;
- (sur le site de L'Express) des extraits des Lettres à Aube ;
- le remarquable site Arcane 17 de Fabrice Pascaud ;
- le site André Breton.
Retour au répertoire de janvier 2010
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs