# 4o — VAUT MIEUX LIRE ÇA QUE D’ÊTRE MORT

Publié le 19 janvier 2010 par Didier T.
# 4o — VAUT MIEUX LIRE ÇA QUE D’ÊTRE MORT
(merci à Fred pour le titre)
Le grand’père de la Patronne est mort il n’y a pas longtemps. Il avait 96 ans. Je ne le connaissais pas beaucoup. Je l’avais croisé un certain nombre de fois, quand même, depuis que je vivais en ménage avec sa petite-fille. Mais bon, vous savez ce que c’est... un type que l’on rencontre alors qu’il clapote dans le-dit 4ème âge, on voit bien que le gars qu’on se respire en face de soi est déjà un demi-fantôme de l’homme qu’il a été —il existe des exceptions, certes, mais lui ce n’était pas le cas.
Au début je l’avais un peu foré le pépé, tout simplement en le laissant s’exprimer, écoutant ce qu’il avait à dire. Il ne causait que de pognon alors j’ai vite laissé tomber, me cantonnant au ‘service minimum de courtoisie’ pour ne pas inutilement compliquer une histoire déjà pas simple dans laquelle je n’étais et ne serais jamais rien —je ne suis même pas sûr qu’au bout de neuf ans il connaissait mon prénom, d’ailleurs.
Je n’éprouvais pas de sympathie pour lui, je ressentais plutôt un léger écœurement... et même une certaine répulsion. Je ne l’ai jamais exprimé cash en public mais il devait sentir qu’il m’avait déçu —humainement déçu (et quand on me déçoit humainement, neuf fois sur dix je me contente de laisser le dossier glisser et le brave homme en question continue sans problème à vivre sa vie hors de mon champ de vision, à la guise qu’il estime sienne). Je n’aimais donc pas sa mentalité au pépé, ni son parcours, ni sa manière de traiter les gens, ni sa façon de percevoir choses. Oh, je lui reconnaissais le droit d’avoir construit de son existence ce qu’il avait voulu ou pu en faire, chacun mène sa barcasse selon ses critères personnels en slalomant entre les modes du moment. Le vieux n’avait pas l’air trop désolé de son bilan mais je ne voulais pas me retrouver mêlé à cette vie qui me remontait un peu l’estomac quand je me retrouvais confronté à l’expression de son crépuscule, voilà tout. Banal. Et tout était clair entre nous, sans avoir eu à devoir s’expliquer. Mais un homme c’est un homme, et c’était le grand’père de la Patronne, alors bon... vu qu’on se croisait de-ci de-là au gré des ‘rencontres familiales’, tant qu’à être présent autant creuser un peu, histoire de. Quand on se voyait, le pépé je le banchais sur des anecdotes de son passé, des évènements d’il y a 4o ou 6o ou 8o ans dans un tout autre contexte —il n’y avait que sur ces curiosités historiques qu’on pouvait pratiquer un petit bout de chemin commun, lui et moi, vu que dans le présent on circulait sur deux voies trop différentes et trop incompatibles qui pouvaient juste coexister en bonne indifférence dans la mesure où ne s’installait aucun enjeu entre nous. On arrivait donc à s’entendre pendant une heure ou deux, quelques fois dans l’année. Son pognon qui l’omnibulait et dont il se servait comme moyen de pression sur les plus jeunes, il voyait bien que je m’en tapais. Hors périodes de chômedu je gagne ce qu’il faut pour fonctionner à peu près correct, je n’ai pas à mendier de subventions officielles ou d’assistance familiale —sans fortune personnelle, c’est la seule manière de ne pas se retrouver à devoir présenter la papatte dans l’espoir de palper le susucre pour conserver un ‘niveau de vie’ qui doit s’avérer moralement bien épuisant à assumer, je préfère aller au boulot que de tendre mes parties charnues pour pouvoir rester à me les rouler aux frais d’autrui, le “pouvoir de l’argent” ne passera pas par moi. Donc l’ancêtre plein d’euros je n’attendais rien de lui et il n’avait rien à attendre de moi, ça rendait nos petits rapports occasionnels suffisamment fluides pour permettre à la discussion de ne pas s’enliser dans des méfiances préventives. Le pépé, ces coups qu’on a passé des petits moments à parler de ses vieilles affaires il m’a raconté des histoires que je n’ai pas oubliées, qu’il savait que j’écoutais sans arrières-pensées charognardes, des récits instructifs, comment il avait vécu va-nu-pieds à Malte dans son enfance de paria, comment son père avait été trépané pendant la guerre de ’14, comment il avait réagi à l’armistice de 194o alors qu’il était fonctionnaire en Tunisie —ce genre de situations que je ne vivrai pas, des récits du temps jadis toujours bons à entendre pour élargir un peu le champ, capter d’autres voix un peu plus de ‘première main’ que le laïus à la sauce d’aujourd’hui qui sera périmé demain, quand les ‘progressistes’ du moment seront comme il se doit devenus les ‘réactionnaires’ du futur, cloués au pilori par leurs propres enfants —air connu, pipeau perpétuel, show must go on.
Et puis donc un jour ce téléphone qui sonne à la maison. Je décroche, la mère de la Patronne qui dit:
— “Le pépé est décédé.”
La mort du vieux, j’avoue, ça ne m’a pas occasionné les mêmes sensations surprenantes que la chute des ‘Twin Towers’ —96 ans, l’ancêtre en retraite depuis quasiment ma naissance, chaque jour le monde charrie des scandales plus scandaleux qu’un tel décès dans son lit, il suffit d’écouter les informations. Mais un évènement comme ça, fatal et légitime que ça te perturbe l’organigramme des jours qui suivent. Et puis surtout on pense à la mémé, mariée depuis plus de 7o ans —c’est pas rien. Qu’est-ce qu’elle va devenir la vieille, tout ça.
Le jour de la mort du pépé, la mémé ne voulait pas me parler. Je comprenais. Et puis deux jours plus tard, la veille de l’incinération, elle a rappelé. Elle causait avec sa petite-fille. Moi à côté du téléphone je disais “salue-la de ma part”. Et puis ensuite la Patronne est allée la voir, la mémé, et je suis resté à la maison à en foutre guère plus lourd que d’ordinaire, je ne me voyais pas ramener ma tronche de chevelu libéral-libertaire dans une baraque remplie de ‘cousins’ plus ou moins en deuil, que je n’avais jamais vus. J’ai demandé à la Patronne de lui faire une grosse bise de ma part à la mémé, et de lui demander si elle voulait que je vienne à l’incinération. Et plus tard le téléphone a sonné. La mémé. Qui m’a demandé, de sa petite voix comme toujours un peu ferme:
— “ Depuis quand t’as besoin d’une autorisation pour venir me voir?”
Bien. Alors j’ai répondu que je viendrais pour l’incinération le lendemain. Je l’aime bien, la mémé. J’avais un peu autre chose à faire mais je suis allé. Juste pour elle, et aussi un peu pour la Patronne.
Avant l’incinération on s’est transpiré un passage à l’église. Le curé se tapait une trogne à jouer un mexicain dans ‘le bon, la brute et le truand’, c’était étrange comme pèzetaque, et en plus il a failli cramer sa soutane avec les grosses bougies autour du cercueil —en voyant ça j’ai pensé à l’évènement le plus désolant de ma vie, histoire de ne pas me retrouver à imiter le rire d’Henri Salvador dans cet endroit de recueillement où l’écho ne pardonne pas. Et puis après on a cassé la croûte chez la mémé, j’ai essayé de mettre un peu d’ambiance sans verser dans la pitrerie —le curé à tronche de pistolero m’a aidé à faire sourire un peu tout le monde dans ces circonstances dramatiques... et j’ai raconté deux-trois historiettes un peu burlesques mais pas trop, genre sobre. Et puis après on est rentrés à la maison.
Le lendemain, la Patronne a pris un bain. Je stationnais en bas dans la cuisine, je faisais la vaisselle. Et au lieu de la radio qu’elle met d’habitude quand elle joue les nageuses olympiques en petit bassin, elle chantait. J’ai grimpé l’escalier en douce pour écouter ça un peu. Une drôle de chanson, qui m’a troublé. Elle a chanté pendant tout son bain, avec moi assis par terre à écouter en juif derrière la porte, comme quand j’étais petit et que je voyais des adultes s’isoler. Quand j’ai entendu l’eau couler, je suis redescendu sans faire de bruit et j’ai repris ma vaisselle. Et puis un peu plus tard, une fois qu’elle fut redescendue, je lui ai dit:
— “C’était une chanson étrange, dis donc. C’est quoi?”
— “C’est ma chanson.”
Ah. Tant d’années qu’on vit ensemble et voilà que je venais d’apprendre qu’elle avait ‘sa’ chanson —une chanson que je ne connaissais pas. Et elle a poursuivi:
— “Je chantais pour mon grand’père. C’est la chanson que je chante quand j’ai mal à l’âme.”
Et là, moi, pauvre de moi, ça m’a glissé de la bouche sans réfléchir. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris, j’ai répondu ça sans y penser, petite phrase de rien du tout —pile-poil le genre de parole qu’on qualifie après-coup d’un lamentable “mais c’est sorti tout seul”. Sauf que là, je touchais l’Everest de la nullité.
— “Vaut mieux être mort que d’entendre ça.”
Elle m’a regardé comme on regarde un pauv’minab’ qui ne mérite même pas un coup de pied au cul, le genre de type qu’on laisse croupir dans sa médiocrité sans intervenir —ce qu’elle a fait, d’ailleurs. Et ça m’a fait de la peine pour celle que je venais d’occasionner.
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu