J’ai rencontré, durant mon existence, bien des êtres dignes d’intérêt, certains dignes d’éloges. Mais de tous ces individus dont l’existence et la pensée mériteraient de faire l’objet d’un récit, aucun ne surpasse, en originalité et en ambition, le père Gottfoil.
C’était alors une période très particulière de ma vie : un brusque accès de mysticisme m’avait conduit à abandonner travail, famille et pays et j’errais, mû par rien d’autre que le doux flux du hasard, de ville en ville, de région en région, de continent en continent, de rencontre en rencontre. Cette longue quête sans autre but que le voyage lui-même m’avait conduit dans une petite communauté vivant au pied du Kangchenjunga, où d’étranges moines m’offrirent l’hospitalité. A leur tête, je l’appris le soir même au cours du repas, se trouvait le père Gottfoil.
Convaincu, en bon jésuite, que la connaissance du monde et celle de Dieu étaient une seule et même chose, il avait, en parallèle d’une solide formation de théologie, obtenu deux maîtrises universitaires, l’une en physique fondamentale, l’autre en cosmologie. Et ce qu’il avait entrevu, au carrefour de la science et de la foi, avait changé à jamais sa vision du monde.
Dieu fuyait. Non comme un lâche, mais comme une vulgaire baudruche. Aussi incroyable que cela puisse sembler, Il se dégonflait.
Le père Gottfoil n’était pas tout jeune et, durant la plus grande partie de sa vie de physicien, avait vécu dans la certitude que la nature de l’univers était cyclique. Le big bang, duquel était né toute chose, n’était qu’un miroir du big crunch à venir, le temps et l’espace que nous connaissions, étrangetés prisonnières entre ces deux évènements, que l’une des occurrences d’une éternelle répétition. Tout l’Être n’était qu’une expiration, rien que l’un des deux mouvements de la poitrine céleste. Et cela lui convenait très bien.
Mais les choses changèrent du tout au tout le jour où de nouvelles mesures, confirmant que la densité de l’univers était bien en deçà du seuil critique nécessaire à un futur triomphe de la gravitation, amenèrent l’essentiel de la communauté scientifique à penser qu’aucune contraction n’était plus à venir. Notre univers, affaibli à chaque seconde par l’invariable rigueur de la deuxième loi de la thermodynamique, se viderait de toute énergie jusqu’au jour où plus aucune étoile ne brillerait au sein d’un cosmos plongé à jamais à la température peu enviable de zéro kelvin.
Alors il sût qu’il devait agir.
Lui, fervent chrétien, cessa d’adresser à Dieu ses prières, auxquelles il comprenait maintenant pourquoi le démiurge, pourtant supposément bon et omnipotent, restait sourd. Si Dieu n’écoutait pas les hommes, c’était parce qu’il n’avait aucune aide à leur apporter – c’étaient eux, pauvres créatures abandonnées au sein d’un Dieu mourant, qui devaient accourir à son secours. Pour le dire d’une façon triviale : il est inutile d’attendre de l’aide de celui qui est plus dans la merde que nous.
Accompagné de quelques disciples, il organisa de petites congrégations vouées à célébrer ce qui ressemblait grandement à des messes inversées. Par des hymnes, des prières, des rituels, ils cherchaient à donner à Dieu la force qui lui manquait. A jamais oubliés, « Ô Seigneur, aie pitié de nous ! » et autres « Délivre-nous de la tentation ». Eux, en chœurs et en cris, tentaient d’offrir à Dieu un petit coup de pouce. « Vas-y Seigneur, tu vas y arriver ! » était leur Notre Père.
Ainsi naquit l’église de la sainte rustine.
Toute la théologie était à réécrire, et ils s’y appliquèrent. La multiplication de pains ? Métaphore adressée aux hommes pour les convaincre qu’ils pouvaient vaincre la loi de la conservation de l’énergie. La virginité de Marie ? Image de la haine de Dieu pour les trous, tous les trous, y compris le siphon essentiel, sis au cœur de la trame de la matière, qui vidait l’Éternel de sa substance – et, du même coup, de son éternité.
Je fis remarquer au père Gottfoil que les innombrables gesticulations mystiques auxquelles lui et ses disciples se livraient ne pouvait que contribuer à augmenter l’entropie du cosmos, mais il n’en avait cure : quelle est l’alternative, me rétorqua-t-il sans que je ne susse quoi répondre, ne rien faire et attendre, stoïques devant la longue agonie de l’univers ?
Je repris mon voyage le lendemain. Je ne sais pas si Gottfoil avait raison, et, comme tous les hommes, sauf ceux qui vivront les derniers instants du cosmos, je ne le saurai jamais. Mais, depuis, je ne peux plus regarder le monde ni les cieux sans être parcouru par un léger frisson, semblable en certains points à celui qu’on peut ressentir à la vue d’un mourant. Lorsqu’il m’arrive de ne pas craindre le péché d’orgueil, je me flatte d’avoir rencontré le fondateur de la première religion, parmi toutes celles que les siècles ont connues, qui ne cherche pas à réduire l’angoisse des hommes mais à la magnifier.