Je l'ai bougé plusieurs fois, ce piano enclumesque. Il me fallait alors une bonne concentration et une savante combinaison de biceps et de deltoïdes pour arriver à le bouger de quelques millimètres. J'imaginais la débauche d'énergie qu'il allait falloir dépenser pour sortir cette bestiole du salon, traverser l'appartement avec, passer sur le palier, lui faire descendre deux escaliers, arriver sur le perron, descendre trois marches, le rouler sur des pavés inégaux, puis le monter dans un camion et le caler au bon endroit.
Je m'apprêtais à m'agenouiller dans le sable de l'arène, à applaudir des deux mains, à saluer bien bas les toréros, à leur hurler des hourras et des vivats, à les embrasser, à les couvrir de monceaux de roses, à leur accorder les deux oreilles et la queue... Mais c'est là qu'est intervenu un événement d'une magnitude de 9,5 sur l'échelle de la lâcheté humaine. Un badaud s'approche, l'air enjoué, et me demande «C'est un Pleyel ?». Je lui répond «Non, non, c'est un piano anglais» et quelques phrases de circonstances. Le temps d'essayer de me rappeler où j'avais déjà vu cette tête de rat musqué. Et bing, ça me revient. C'est le prototype de l'emmerdeur qui pousse dans chaque copropriété parisienne. Le cancrelat qui hurle dès qu'on fait mine d'essayer de se garer sur les trois places de parking réservées à son entreprise, située dans la cour.
J'ai pris sur moi, je n'ai rien dit. J'ai serré la main de mes deux Jean Valjean en salopette et chaussures de sécurité. Puis je suis remonté chez moi. A l'emplacement du piano, juste un rectangle grisé de poussière collante avec quelques moutons posés dessus, un bout de plastique genre kinder surprise, un trombone, une pince à cheveux... A la place de l'angoisse du départ qui m'étreignait encore quelques minutes auparavant, rien qu'une impression de grand vide, renforcé par la résonance nouvelle de la pièce. J'ai aspiré toute cette saleté avec mes rêves d'interprétation et les souvenirs de chansons braillées au dessus de cet instrument, les soirs de beuverie.