Françoise Clédat, Une baie au loin (Turnermonpère)

Publié le 22 janvier 2010 par Angèle Paoli
Françoise Clédat, Une baie au loin (Turnermonpère),
Tarabuste Éditeur, 2009.


UNE ÉCRITURE DE LA RÉSISTANCE ET DU REFUS ?

     Dernier ouvrage de Françoise Clédat, Une baie au loin (Turnermonpère) est une œuvre qui déroute. La bipolarité du titre déconcerte, qui offre une double entrée, du côté d’un paysage marin pour le premier, du côté d’un personnage hybride pour le second. Mis entre parenthèses, le sous-titre ou titre second (Turnermonpère) distrait momentanément le regard, le faisant basculer de la « baie au loin » pour venir se focaliser sur une entité trinitaire aux composantes soudées l’une à l’autre. Turner, le père, je. Entre Turner et le père, le possessif « mon » sert de jonction, de lien d’appartenance d’une voix qui dit « je » et soude ensemble le père au peintre, l’enfant à son père, l’enfant au peintre. Pour ne former qu’un. Étonnant équipage dont l’esprit cartésien cherche d’emblée à comprendre comment il fonctionne et ce qu’il recèle de mystère dans sa forme consubstantielle.

     Le nom de Turner, inclus dans le titre second, oriente d’emblée la lecture de l’ouvrage de Françoise Clédat vers la peinture, ramenant, de l’arrière-pays de la mémoire, la « Baie au loin » à un tableau de paysage du peintre anglais. Peut-être s’agit-il d’un récit biographique ? Interrogation aussitôt contrebalancée par la relation parentale incluse dans l’amalgame « Turnermonpère » : s’agit-il d’une autofiction, mélange de rêve et de réel ?

     La table des matières, révélatrice de la construction polyphonique très articulée du recueil, révèle aussi, par deux fois, la présence du titre premier. « Une baie au loin ». Mais ce qui donne son titre à l’ouvrage et que l’on prenait donc pour l’essentiel, appartient ici à la catégorie de l’ « intermède ». Le premier intermède venant s’insérer dans la section centrale « Apprentissage biographique ». Le second intermède venant conclure l’ensemble des cinq chapitres de cette section. En revanche, le nom de Turner ou de (Turnermonpère) est absent de cette page. Énigme de la table des matières dans le lien étroit qu’elle entretient avec le titre et avec la matière même de l’oeuvre. Énigme de l’œuvre de Françoise Clédat qui suggère l’anamorphisme, le trompe-l’œil, la variation des points de vue et des angles d’approche, de près de loin, les glissements sujet/objet en même temps que le glissement d’un genre à l’autre.

     Les termes de « Prologue », « Fiction », « Apprentissage », « Biographique » qui jalonnent la table des matières et la structurent, font davantage écho au roman qu’à la poésie. Si l’« Envoi » ramène la poésie au premier plan, le terme d’« Intermède » évoque le divertissement dramatique ou musical. Le terme d’« Intention » ouvre à lui seul sur une double connotation : religieuse et musicale. Quant au terme de « Désapprentissage », section quasi conclusive en trois chapitres, il induit l’idée d’une déconstruction, d’un détachement de la fiction romanesque. Son envers immédiat. Françoise Clédat brouille les pistes et démultiplie à l’envi les possibilités de lecture. Les lectures contradictoires. À ce point de mon investigation, un détail (mais en est-ce vraiment un ?) retient le regard. Détail typographique. Le premier intermède (l’intermède existe-t-il en peinture ?) ouvre sur le titre, « une baie au loin », en bas de casse, même police de caractères, mais dans un corps inférieur. Le second intermède ouvre sur UNE BAIE AU LOIN, écrit en grandes capitales. Ce choix typographique induit-il une lecture topo-graphique ou est-ce là pur choix ornemental ?

     « Petite suite paysagère » en onze tableaux, le premier intermède décline ― disposé en colonne, comme des marginalia, sur la partie gauche de la page, mais aussi du texte courant ― le portrait de Turnermonpère en adolescent, ses traits de caractère récurrents, son talent de dessinateur et d’aquarelliste, sa carrière de dandy et de peintre. Partie droite de la page, texte courant ― des correspondances, des échos de mots en rapport avec la peinture, des équivalences :

Peindre
comme écrire
       ― son propre passage dans le temps ―
Écrire
comme peindre

mais s’en éloignant pour rejoindre le « Je » dans sa vision fragmentée du monde, une vision évidée qui laisse émerger la fascination pour la peinture de Turner, l’eau et les arbres, ciels et couchants, séparation et délimitation, mues de la réalité, absorption des matières les unes par les autres.

     (Roman de l’eau), le second intermède d’UNE BAIE AU LOIN procède du même principe : en marge se déroule la vieillesse de Turnermonpère, son travail de malaxage de l’eau et des couleurs, les bleus et les jaunes, les palettes et les planches, la petite maison au bord du fleuve.

     En vis-à-vis, le « roman de l’eau » roule ses eaux originelles, amniotiques qui mêlent aux images d’une vie d’avant la vie les images de naissance de mort. Car « eau plus que ne sépare rejoint ― axe d’aquatique symétrie ― » qui rend poreuse les membranes du corps, père et enfant, femme fille plongeuse pris dans un même mouvement de houle éminemment sexuée.

     C’est bien en amont de ces des deux intermèdes en contrepoint que se forge la figure trinitaire de Turnermonpère. En amont, « Intention » pose, visuellement, l’équivalence de Turner et du père de la narratrice.

(Turner ‹—› mon père)
(mon père ‹—› Turner)

     Équivalence abolie dans les deux poèmes qui s’insèrent à l’intérieur de ces deux formules équationnelles. Car le père est l’envers de Turner, son miroir inversé ; image en négatif qui donne à lire l’absence de volontés du père et son absence d’œuvre. Et pour le « je » désirant et se niant tout à la fois, la volonté d’atteindre ― par la fluidité visuelle des flèches ―, le père à travers le peintre et de réaliser ainsi « l’amoureux apparentement ». Désir qui aboutit sur une page blanche à l’affirmation : « en l’un est l’autre l’un et l’autre ».

     Typographiquement confirmée dans l’« Envoi », cette inclusion de l’un dans l’autre appelle le « Moi » à se glisser et à s’interposer entre Turner et son père. Éternelle recherche d’appropriation du père par l’enfant, immixtion quasi incestueuse de la fille à son père.

     La lecture d’Une baie au loin permettra-t-elle de répondre à la question : Françoise Clédat cherche-t-elle un subterfuge pour contourner l’inévitable tentation de l’autobiographie en elle ? S’agit-il au contraire d’une réelle résistance à l’autobiographique ? Les deux possibilités s’entremêlent sans doute, confirmées par cette note dans les « Remerciements » :

« Dire enfin, quant à la tentative biographique, la stimulation apportée par la lecture de
Mes bien-aimé(e) de Liliane Giraudon ».

     Ainsi dans/sous/en la figure de Turner le peintre se lit la présence obsédante du père (le « sempiternel paternel ») à laquelle se fond le « Je » gisant de la fille. Laquelle, derrière le miroir oblique (myope ?) de son regard, compose en surimpression ― dans un incessant jeu de loupe qui facilite distanciation et rapprochement ― un récit sans cesse démultiplié.

     Prise entre deux formes d’écriture ― le biographique/l’autobiographique ― qui se refusent à s’affronter et à se définir comme telles, Une baie au loin est une œuvre composite difficile qui tente de tresser ensemble éléments de biographie personnelle et éléments appartenant à l’époque de Turner – 1783, « l’histoire du Zong ». À l’histoire mouvementée de sa vie amours, paternité

(filles) t
   evelin/A

        georgi/Ana


     À son œuvre, à ses carnets érotiques. D’autres « fictions intermédiaires » ― celle étonnante détonante de l’américaine Kathy Acker, sketchs de vie et d’œuvre de la punk féministe bisexuelle ― viennent se greffer aux figures centrales de l’œuvre.

     De ces tentatives d’écriture et de non-écriture, ― genres qui se cherchent et s’abhorrent - naît le caillebotis complexe d’Une Baie au loin : écriture paraliptique et anamorphique qui donne à lire le père tout en le dissimulant sous les traits du peintre. Jusqu’à la disparition finale ― celle du paysage de Turnermonpère, celle du peintre et partant, celle du père lui-même. Disparition derrière laquelle peut-être se fond celle de l’homme aimé, l’amant : « en l’un est l’autre l’un et l’autre » ; celui-là même avec lequel le « Je » qui dit gésir a vécu l’apprentissage de la mort :

« Je dit
j’entre dans la lumière pour m’éteindre j’entre dans
l’aveuglement
peut-être une terreur déjà passée au-delà de la terreur
une
          glaciation
de la terreur      La topographie contre se heurte. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



FRANÇOISE CLÉDAT



Voir aussi :

- (sur Terres de femmes) Françoise Clédat/(maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin] ;
- (sur Terres de femmes) EtnaXios, autour de l'oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (note de lecture) ;
- (sur Terres de femmes) Françoise Clédat/(où le chant sans l’organe) (extrait de EtnaXios + notice bio-bibliographique) ;
- (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes) le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait de EtnaXios) ;
- (sur Poezibao) une lecture de Florence Trocmé sur EtnaXios.



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