Aujourd’hui mon père est mort pour la vingt-cinquième fois. Plus de 9000 jours à agoniser dans les esprits orphelins mais une date à se remémorer, à ne pas oublier sous peine de froisser un peu plus sa veuve qui vieillit sans vraiment se rider, qui faiblit uniquement physiquement et n’hésitera pas à recenser les coupables ingrats qui ne se fendront pas d’un appel compatissant.
Une date qui pue la mort tandis qu’il n’a jamais été si vivant que depuis qu’il n’est plus là. Et c’est celle-là qu’il faudrait « célébrer » ? Ce jour honni où il est passé seul de l’autre côté du rivage, sans personne à ses côtés, sans même une pensée…Un jour qu’on attendait presque comme une délivrance, un laissez-passer, un blanc-seing autorisant toutes les extravagances qu’aucun de ses enfants ne s’est empêché de vivre ?
Comment oublier ce formidable vent de liberté qui soudain a soufflé pour libérer les verrous qu’il s’agirait maintenant d’huiler avec méthode ? Mais quelle méthode ? En partant, il a emporté les quelques valeurs désuètes qui dictaient nos conduites. En restant, elles auraient fini par nous aliéner, pourquoi nous le cacher ? Il s’est effacé pour nous laisser le champ libre, à l’âge des possibles, comme par hasard ….
Je suppose qu’il n’y a rien de plus humain qu’apprivoiser ses morts, et le temps lisse si bien les imperfections, comme un allié perfide engluant nos mensonges, qu’il semble logique de dresser au défunt une statue de commandeur. Je ne jouerai pas cette comédie funèbre, à renfort de larmes artificielles programmées pour couler une fois l’an, arrosant la sale petite fleur du souvenir désinfecté.
Si je reste affectée c’est qu’en vieillissant, en m’approchant de cette date fatidique au-delà de laquelle mon ticket sera valable ou pas, je m’emploie à cultiver ses défauts, comme mes frères et sœur, même s’ils refusent de le reconnaître. Moi, je sais. Et j’éprouve même à présent une sorte de tendresse pour cette cruauté déployée alors qu’il déclinait.
Une stratégie improvisée qui perdure. Une stratégie d’akoiboniste fondée sur le néant. Rien à perdre, rien à gagner non plus. Rien à chercher, rien à trouver. Puisque la vie n’est rien pourquoi la mort serait quelque chose ? Tout ça ne rime à rien, vous voyez bien…
Tout ce blanc comme une promesse de pureté me scie l’âme en durcissant mon cœur. Cette virginité des sentiments filiaux qu’il s’agirait de ne jamais remettre en question, par peur de quoi ? D’un purgatoire qui se profile alors que nous nous y empêtrons, un peu ridicule, non ?
« Tu chériras ton père et ta mère » : je me souviens bien à quel point ce commandement appris au catéchisme m’avait interloquée….De deux choses l’une : soit cet amour, comme le prétendait ma mère tandis que je l’interrogeais sur cette phrase mystérieuse, était une « évidence », alors à quoi bon le commander ? Soit, justement, il n’allait pas de soi donc il s’agirait de le « forcer » par cette injonction stupide.
25 ans plus tard, ai-je avancé d’un pouce ou suis-je toujours cette adolescente capable de disserter des heures sur des sujets fumeux, en l’occurrence cette phrase sibylline. Le mystère est entier, un roc que je ne peux tailler, sous peine que ce bloc d’émotion ne se fende alors même que je ne retiens dans mes mains jointes que quelques grains de sable, ou plutôt une poussière grasse composée de la chair de mon père qui n’en finit jamais de se dissoudre.
J’ai le terreau vivant et le désespoir sec.