« - Monsieur Miroska, comment allez-vous ? »
Gilles, le conseiller du Pôle Emploi, se montra chaleureux.
Il connaissait bien Pierre Miroska, 51 ans, cadre dans le textile, à la recherche d’un travail depuis bientôt deux ans.
Se retrouver - pour ainsi dire - sans avenir, quand on s’appelle Miroska, constituait une facétie du destin qui ne pouvait laisser indifférent.
« - Franchement, Gilles, je commence à désespérer : j’ai l’impression que personne ne veut de moi. Je me sens complètement en décalage avec les attentes du marché »
« - Je comprends – répondit Gilles, qui comprenait vraiment ce que Pierre Miroska pouvait ressentir – mais le secteur du textile est loin d’être dynamique, vous savez ! »
« - Quand je pense à ce que pouvait rapporter cette activité dans les années 70, ça me rend malade ! » reprit Pierre, pour la énième fois.
Gilles ouvrit le troisième tiroir de son bureau. Pierre répondait à toutes les conditions requises : il n’était pas question de le laisser tomber.
Il fit glisser la carte de visite noire sur son bureau.
« - Allez-y de ma part et demandez à participer au projet. »
Gilles fit – mentalement - ses adieux à Pierre Miroska.
L’immeuble semblait ordinaire. Au troisième étage, Pierre fut reçu par une secrétaire revêche, qui s’adoucit lorsqu’il prononça le prénom de son conseiller.
« - Suivez-moi : je crois qu’il reste encore une place pour la session du jour »
Elle le conduisit dans une vaste salle de réunion, dont la plupart des sièges étaient occupés par des hommes et des femmes de la même génération que lui : des « quinquas », en mal de reclassement. Pierre commençait à se demander à quel pseudo séminaire Gilles l’avait envoyé, lorsque la paroi du fond pivota, laissant apparaître un type d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un pull jacquard et d’une veste pied-de-poule d’un autre temps. Il ressemblait, trait pour trait, à Roger Gicquel, un journaliste qui s’était rendu célèbre en 1976, en débutant son journal de 20h00 par cette phrase : « La France a peur ».
Sauf que le vrai Roger Gicquel devait allègrement friser les 80 printemps…
L’homme prit la parole avec aisance. Le même timbre de voix, la même diction tombée en désuétude.
« - Mesdames et Messieurs, bonsoir et avant tout merci de votre présence. Si vous êtes réunis avec moi dans cette pièce, c’est parce que vous souffrez de ne plus trouver votre place dans le monde de 2010. Compétitivité, mobilité, adaptabilité : les qualités exigées aujourd’hui pour avoir le droit d’exercer un métier – la plupart du temps mal rémunéré – sont autant d’obstacles pour les hommes et les femmes que vous êtes. Car oui, il est temps pour vous de l’admettre : vous êtes des gens du passé ! »
Pierre se demanda combien de temps encore il allait rester à écouter ce pseudo-Gicquel déblatérer ses sornettes. En même temps, rien d’urgent ne l’attendait au dehors, alors autant subir et boire le calice jusqu’à la lie.
« - Vous, Monsieur, par exemple, depuis combien de temps cherchez vous du travail ? » Dernier arrivé, premier servi : c’était à lui que s’adressait la question.
Détestant s’exprimer en public, Pierre bredouilla, rougissant :
« - Euh… bien… bientôt deux ans ! »
« - Deux ans déjà ! – rebondit le Roger de pacotille – eh bien croyez moi, Monsieur, vous allez retrouver un emploi, et, qui plus est, un emploi qui correspond exactement à vos qualifications ! Comment, me direz-vous ? En bénéficiant d’une technologie encore expérimentale, mise en place depuis un an par notre société. Le principe est simple : puisque nous ne pourrons plus jamais revenir aux Trente Glorieuses, nous allons vous y renvoyer ! »
Pierre se demandait dans quelle secte de malades il avait atterri, lorsque la paroi pivota de nouveau, dévoilant un immense écran de verre opaque.
« Depuis quelques mois, Mesdames et Messieurs, une révolution technologique s’est produite. Nos chercheurs sont parvenus à maîtriser la physique quantique, au point qu’il est devenu possible de replier le temps sur lui-même ! Oui, vous m’avez compris : vous allez pouvoir rejoindre une époque durant laquelle le plein emploi était une réalité. Retrouver un métier, vieillir dans une société qui vous accepte. Vous serez les pionniers de cette nouvelle expérience. Bien entendu, vous n’avez pas été choisis au hasard. Nous privilégions pour l’instant les personnes seules et sans descendance, afin d’éviter les paradoxes temporels. Attention : une fois sur place, il faudra vous réhabituer à la technologie de l’époque. Pas d’Internet, ni de téléphone mobile, seulement deux chaînes de télévision – Pierre crut percevoir un clin d’œil de la part de Roger Gicquel – et surtout, l’obligation absolue de ne rien dévoiler au sujet de l’avenir de ce monde, sous peine de faire capoter définitivement notre projet. »
Une femme leva la main et prit la parole.
« - Admettons que ce que vous nous décrivez soit possible, dans quelles conditions allons nous arriver ? »
« - Excellente question, Madame – notre animateur ne se démontait pas – Nous avons un contact sur place, qui a créé une société destinée à l’accueil des émigrants temporels. Vous serez formés, réadaptés et testés, avant de réintégrer le corps social avec une nouvelle identité. Si cela fonctionne, nous aurons résolu le problème du chômage des plus de cinquante ans en moins de deux années, tout en résorbant le déficit de main-d’œuvre que la France a connu entre 1950 et 1970 : c’est pas beau, tout ça ? Bon, je crois vous en avoir assez dit pour aujourd’hui. Lorena – il désigna la secrétaire qui avait accueilli Pierre à son arrivée – va vous indiquer vos chambres. Je vous donne rendez-vous demain matin, à 8h00 précises, pour la première séance de formation ».
Pierre fût soudain pris de vertige. Cela allait beaucoup trop vite pour lui. Il se précipita vers la porte de sortie. Fermée à clef. Avant qu’on puisse l’arrêter, il courut vers la paroi de verre opaque, espérant la briser d’un coup d’épaule, afin de retrouver sa liberté.
Il s’y enfonça comme dans du beurre et se retrouva au beau milieu des Champs Élysées, juste derrière une colonne Morris. Il poursuivit sa course et se fit klaxonner par une Renault Dauphine, qui remontait la rue Marbeuf. Pierre ralentit le pas. Autour de lui, il avait l’impression de voir la reconstitution d’un monde qu’il avait connu étant enfant. Il arrêta une personne pour lui demander l’heure. « Il est neuf heures et quart, Monsieur. Nous sommes le 2 février 1967, pourquoi ?»
Pierre Miroska fut rassuré : l’ANPE ne serait créée que dans six mois. Et il sentit, instinctivement, que son nom allait enfin lui servir à quelque chose…