Le bien commun (14)
Publié le 26 janvier 2010 par Hermas
CH III.– LE BIEN COMMUN, LOI SUPREME ET PRINCIPE SPECIFICATEUR DE LA SOCIETE PARFAITE (suite) 1. La société est nécessaire au bien de l’homme (suite) A.- Jusqu’où va la philosophie : la société, à laquelle l’homme est naturellement incliné, est nécessaire au développement de sa personnalité et à l’obtention de son bonheur naturel (suite) c) L’homme isolé est dans un état d’indigence corporelle et spirituelle Troisième raison.- Celle-ci se déduit des conditions de l’humanité dans l’état présent de la nature déchue. ♦ Les faiblesses corporelles de l’enfance, les maladies de la vieillesse, les infirmités de toutes sortes qui accompagnent l’homme à tout âge, rendent nécessaires l’association des uns et des autres, afin qu’ils s’aident mutuellement. Les tout-petits ont besoin de leurs père et mère ; les grands-parents de leurs enfants ; les petits frères ont besoin de leurs aînés, et les malades des gens sains. Il ne peut être pourvu aux nécessités et aux infirmités corporelles par les seuls recours et la seule compétence de la famille. Une infinité de maux ne peuvent trouver remède qu’en dehors d’elle. Des remèdes plus scientifiques sont nécessaires, des cliniques bien équipées. L’hygiène, la chirurgie, ont dû sortir du champ et de la pauvreté familiale pour pouvoir secourir efficacement l’humanité souffrante par des concours et des compétences que seule pouvait procurer la cité, la société parfaite. S’y ajoutent les services d’éclairage, de chauffage, d’alimentation, de vêtement, de voies de communication, de moyens de transport, de santé, dont le coût très élevé ne peut être assuré que par une société parfaite. La suppression de tous ces services rendrait la vie impossible, insupportable. Si de simples restrictions de lumière ou d’eau occasionnent tant de désagréments et tant de protestations, que l’on songe à ce que serait leur privation totale et celle des autres services. ♦ Les nécessités de l’âme sont plus importantes encore, qui ne peuvent davantage êtres satisfaites hors de la société. Dans l’état présent de la nature déchue, l’homme naît mal incliné. Il se laisse porter facilement par ses sens, son tempérament, ses passions, son caractère. Dès l’enfance il a besoin d’éduquer ses instincts, ses inclinations, ses affections, son cœur, pour ne pas se comporter comme un fauve plutôt que comme un homme. La patience, l’abnégation, l’amour et les autres vertus d’une mère sont ici irremplaçables. A la puberté, à l’adolescence, où la vie affective et son cortège de passions et d’impulsions véhémentes prennent souvent les proportions d’un tourbillon, d’un cyclone, d’une tempête, l’intervention des parents est encore plus nécessaire, particulièrement celle du père, pour les réduire à la raison par l’exemple et l’autorité, voire par le châtiment. Malheureusement, le mauvais exemple d’autres jeunes ou de plus anciens, comme aussi les mauvaises fréquentations nouées avec des compagnons indociles et vicieux, peuvent conduire les jeunes gens à de tels excès que l’autorité paternelle n’y suffira plus. L’autorité publique d’une société parfaite doit alors intervenir, avec ses puissants moyens de coercition, pour ramener ces personnes à l’ordre ou, du moins, pour les mettre en prison afin de les empêcher de continuer à nuire impunément. Ignorant par nature, l’homme répugne en outre, en général, aux apprentissages d’un art, d’un métier, d’une science quelconque par lesquels il puisse gagner sa vie et cultiver son intelligence. Il doit y être aidé par l’instruction et par la stimulation de ceux qui la possèdent. Le cercle familial n’y suffit pas, qui n’a ni le loisir ni la compétence pour y pourvoir totalement. Là encore, la société parfaite est nécessaire pour dépouiller l’homme de son ignorance et lui permettre d’acquérir une culture suffisante de l’intelligence, grâce à de très coûteuses installations d’écoles, d’instituts, d’universités. « Pour acquérir la science, l’aide apportée par la compagnie d’autres sages est d’un grand secours, parce que ce que l’un ignore, l’autre le sait (1) ». Il en est de même pour les vertus morales, en particulier celle de religion (2). Celle-ci suppose en effet la connaissance du vrai Dieu. Elle postule, dans sa fonction primordiale de dévouement fidèle et total au service de la Divinité, une rectification effective de toute la vie morale. Or ceci est extrêmement difficile pour un homme qui serait séparé de la vie sociale et de la tradition religieuse qui y est ou peut y être conservée. L’histoire et la théologie démontrent que, dans la condition actuelle de notre nature, l'acquisition de cet ensemble d’idées morales et religieuses, dont la fonction est d'orienter et de gouverner la vie humaine par rapport à sa véritable fin naturelle, est moralement impossible pour l'immense majorité des hommes par leurs seules forces naturelles. Peu en sont capables, et encore, avec beaucoup de temps, après de grands efforts et non sans mélange de nombreux doutes et de bien des erreurs (3). En société, on peut y remédier, bien que la Révélation divine soit toujours moralement nécessaire pour que tous les hommes, depuis l’enfance et avec une certitude totale, puissent orienter leur vie morale et religieuse sur des chemins sûrs (4) d) Les hommes ont besoin de se regrouper pour défendre les biens matériels et spirituels obtenus au long des siècles par leurs efforts Il convient enfin de ne pas oublier que tous ces biens matériels et spirituels, d’ordre culturel, moral et religieux, fruits de tant d’efforts conjugués au long des siècles, dans l’unité dans une société parfaite, peuvent être menacés du jour au lendemain par l’irruption d’autres groupes humains, barbares ou envieux. Pour écarter ce danger et défendre de si précieux trésors, il est indispensable de disposer d’une puissance défensive proportionnée, que seule une société parfaite et organisée peut mettre en place, en raison de son coût très élevé. Le risque de guerre a, de tous temps, été le plus grave. Dans l’état d’innocence, de tels dépenses et de tels déploiements de force n’auraient pas été nécessaires, parce qu’il n’y aurait eu ni guerre, ni risque de conflit [à suivre] © Traduction et notes P. Gabarra On peut trouver ce texte, dans sa traduction suivie, sur les Archives d'Hermas Dans le menu "Grands textes - Ramirez - bien commun" _______________ NOTES (1) Thomas d’Aquin, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, c. 3, n° 53, Opuscules théologiques, t. II, éd. Spiazzi, o.p., Turin 1954, p. 17. NdT : Le Prof. J. Mesnard, sur le site docteurangelique, traduit ainsi l'ensemble de ce passage : « (...) dans toutes les occupations qui peuvent être exercées par plusieurs, les rapports avec plusieurs sont très utiles. Ainsi, Pr 18, 19 : Un frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée, et Qo 4, 9 : Mieux vaut être deux qu’un seul, car ils profitent ainsi de leur association. Mais surtout pour l’acquisition de la science, les rapports avec plusieurs qui étudient ensemble sont très utiles, car parfois l’un ignore ce que l’autre trouve et qui lui est révélé ». (2) NdT : « La justice est la vertu morale qui consiste dans la constante et ferme volonté de donner à Dieu et au prochain ce qui leur est dû. La justice envers Dieu est appelée " vertu de religion "» (Catéchisme de l'Eglise catholique, n° 1807). La religion, dit saint Thomas, est la vertu qui nous porte à rendre à Dieu, en tant que premier principe (2-2, q. 81, a. 3), le culte qui lui est dû (2-2, q. 81, a. 5). En cela elle relève de la justice, quoique d'une justice imparfaite puisqu'il est impossible de rendre à Dieu ce que nous avons reçu de lui. Que rendrai-je au Seigneur pour ce que j'ai reçu de Lui ? Une justice pleine, cependant, dans la mesure où elle porte à vivre dans l'action de grâce des dons reçus, et à honorer, notamment par les actes de culte, Celui dont nous les avons reçus. (3) NdT : Saint Thomas explique que la Révélation divine était nécessaire au salut de l'homme pour plusieurs raisons. D'abord parce que l'homme est destiné par Dieu à atteindre une fin [essentiellement surnaturelle] qui dépasse infiniment la compréhension de son esprit. « Or il faut qu'avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin ». En outre, parce que même pour les vérités accessibles à la raison, « la vérité sur Dieu atteinte par la raison n'eût été le fait que d'un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps, et se fût mêlée de beaucoup d'erreurs. De la connaissance d'une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l'homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, si l'on voulait que ce salut fût procuré aux hommes d'une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une révélation divine » (Somme de théologie, 1, q. 1, a. 1). Et encore : « Il est nécessaire à l'homme de recevoir par la foi, non seulement des vérités qui dépassent la raison, mais aussi des vérités connaissables par la raison. Et ceci pour trois motifs. 1° Afin que l'homme parvienne plus vite à la connaissance de la vérité divine. Car la science à laquelle il appartient de prouver que Dieu existe, et d'autres choses du même genre au sujet de Dieu, est proposée aux hommes en dernier lieu, beaucoup d'autres sciences étant présupposées. Ainsi ce serait seulement très tard dans sa vie que l'homme parviendrait à la connaissance de Dieu. 2° Afin que la connaissance de Dieu soit plus répandue. Beaucoup en effet ne peuvent progresser dans l'étude de la science, soit parce qu'ils ont l'esprit lent, soit parce qu'ils sont pris par d'autres occupations et par les nécessités de la vie temporelle, soit encore parce qu'ils n'ont pas le désir de s'instruire. Ces gens seraient entièrement privés de la connaissance de Dieu si les choses divines ne leur étaient proposées par mode de foi. 3° Pour avoir la certitude. La raison humaine est en effet très insuffisante en matière de réalités divines; il y a de cela un indice dans le fait que les philosophes qui ont scruté les réalités humaines par une recherche rationnelle se sont trompés sur beaucoup de points et ont eu des opinions opposées. Donc pour qu'il y ait parmi les humains une connaissance sur Dieu qui soit indubitable et certaine, il fallait que les réalités divines leur soient transmises par mode de foi, comme étant dites par Dieu qui ne peut mentir » (2-2, q. 2, a. 4, trad. Ed. du Cerf). (4) Cf. Somme contre les Gentils, L. 1, chap. 4. NdT : Thomas d'Aquin souligne ici, par une démarche inverse, les trois inconvénients majeurs qu'il y aurait si les vérités même naturelles sur Dieu accessibles à la raison étaient abandonnées à la seule recherche de cette dernière, sans être enseignées par la Révélation. a) Le premier est que peu d'hommes jouiraient, de fait, de la connaissance de Dieu, et ce pour trois raisons : 1° parce que certains sont empêchés de mener des études fructueuses à cause des « mauvaises dispositions de leur tempérament » ; 2° ensuite, parce que beaucoup sont contraints de s'occuper des choses temporelles, en sorte qu'il n'ont pas le loisir de se livrer à une étude aussi élevée ; 3° enfin, d'autres sont empêchés tout simplement par la paresse. Saint Thomas ajoute cette remarque, à bien des égards éclairante, qui exprime à la fois un désaveu [pour notre temps] des études théologiques menées sans philosophie et sa tristesse du dédain dans lequel la plupart tiennent une recherche si haute : « La connaissance de tout ce que la raison peut découvrir de Dieu exige au préalable des connaissances nombreuses. C'est presque toute la réflexion philosophique, en effet, qui se trouve ordonnée à la connaissance de Dieu. Telle est la raison pour laquelle la métaphysique consacrée à l'étude des choses divines occupe chronologiquement la dernière place dans l'enseignement des disciplines philosophiques. On ne peut donc se mettre à la recherche de cette vérité divine qu'avec beaucoup de travail et d'application Ce travail, bien peu veulent l'assumer pour l'assumer pour l'amour de la science, dont Dieu pourtant a mis le désir au plus profonde de l'esprit des hommes ». b) Le deuxième est que les hommes qui parviendraient à connaître ces vérités ne le feraient que difficilement et après beaucoup de temps. A cause de l'élévation de la matière, des connaissances et de la maturité qu'elle réclame. « Si donc, pour connaître Dieu, s'ouvrait la seule route de la raison, le genre humain demeurerait dans les plus profondes ténèbres de l'ignorance; la connaissance de Dieu qui contribue souverainement à rendre les hommes parfaits et bons ne serait le partage que d'un petit nombre, et pour cela même après beaucoup de temps ». On ne peut manquer d'observer ceci : Thomas d'Aquin s'exprime en un cadre chrétien, qui reçoit publiquement la Révélation. Sa réflexion, méditée en notre temps d'apostasie publique et privée, permet ici de comprendre l'état d'un monde livré à ses seules et pauvres lumières. Selon les mots du cardinal Ratzinger, une « société agnostique athée se perd dans l’indétermination et se trouve alors désespérément livré à la merci des forces du mal » (Conf. à Caen, 1994). c) La troisième est que l'acquisition de ces connaissances serait entachée d'une multitude d'erreurs. A cause de la faiblesse de l'intelligence à juger, qui ne pourrait jamais exclure le doute de ses conquêtes, et de l'influence de l'imagination et de la sensibilité. « Il était donc nécessaire de présenter aux hommes, par la voie de la foi, une certitude bien arrêtée et une vérité sans mélange, dans le domaine des choses de Dieu. La divine miséricorde y a pourvu d'une manière salutaire en imposant de tenir par la foi cela même qui est accessible par la raison, si bien que tous peuvent avoir part facilement à la connaissance de Dieu, sans doute et sans erreur » (Trad. des Ed. du Cerf).