Il est là tous les soirs. Je me plais à penser qu’il arrive dès le matin, moment auquel je passe aussi, mais dans l’autre sens. Il s’installe toujours dans la même station de métro, sur le quai, en tête du train. Il pose son sac-à-dos sur un siège et s’asseoit à côté. Il accueille la rame de loin, par un sourire entendu, cherchant à deviner à travers le parebrise l’identité du conducteur. Le connait-il ? Lorsque le train stoppe, il se lève et s’approche de la cabine, sourire aux lèvres. Il doit tout connaître de cette ligne : qui fait quoi, quelles sont les rotations, les jours de congé et les petits nouveaux.
Au début, je pensais qu’il était agent de la RATP. Son blouson vaguement vert, son pantalon un peu terne… Une observation attentive, quoique chaque fois brève, m’a convaincue qu’il n’en était rien. Il fait simplement “comme si”. Dans ses vêtements, dans ses gestes, dans ses actes, il fait comme s’il était employé de la RATP. Il a même réussi à faire émaner de sa personne une autorité naturelle, une bienveillance de chef surveillant ses jeunes.
Quelles étranges motivations l’amènent dans cette station, toujours la même ? Quelle blessure secrète, quel destin contrarié le poussent à se donner l’illusion qu’il appartient à la grande famille des conducteurs de rames de métro ? Est-il chômeur ? Jeune retraité un peu perdu sans ses collègues ?
Gainsbourg a chanté le poinçonneur des Lilas… Cet homme-là a peut-être été poinçonneur dans une vie antérieure. Il vient alors sur ce quai revivre un passé qui ne reviendra plus. Mais il n’est pas très âgé, on pourrait même le penser dans la fleur de l’âge si ce n’était ses tempes grisonnantes. Il n’est pas à l’âge où l’on prend ses rêves pour des réalités. Trop vieux, ou trop jeune. Je le pense plutôt simple rêveur, transformant une vie trop vide en travail à plein temps.
Dans le wagon, personne ne le remarque. Je ne suis même pas sûre que tous les conducteurs se prêtent à son petit jeu, car on n’entend pas toujours s’ouvrir leur porte coulissante. Seuls les anciens, certainement, davantage rompus aux excentricités des voyageurs, sacrifient à son besoin de contact. Peut-être même apprécient-ils ce bref instant d’humanité, sous leur ciel de faïence, au milieu de tant d’indifférence pressée ?