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HOMMAGE A ALIX CLÉO ROUBAUD
« L’horreur vient le matin
Elle ne vient pas du matin elle vient de la nuit et arrive
quand elle survit à la nuit
quand au matin le monde a gardé son visage de nuit »
Alix Cléo Roubaud est morte le 28 janvier 1983 d’une embolie pulmonaire, à 31 ans. En octobre dernier, les éditions du Seuil ont publié une nouvelle édition de son journal (1979-1983), augmentée de 26 photographies (qui comprennent la très belle série Si quelque chose noir) et d’une préface de Jacques Roubaud, qui fut son mari pendant les trois dernières années de sa vie.
Faire la recension d’un journal peut sembler difficile au premier abord : pas d’histoire à raconter, ou celle, insaisissable, de ce que fut une personne, et de ses tentatives pour écrire la vie. Mais un journal n’est pas directement le récit d’une vie, il en est (ici explicitement) la duplication, et le journal d’Alix Cléo Roubaud est tout particulièrement placé sous le signe de cette duplication : duplication des langues (ACR, canadienne bilingue, écrit aussi bien en français qu’en anglais), double pratique de la photographie et de l’écriture, autoportraits, enfin duplication de la vie même, duplication de soi, à travers le contre-édifice du journal. Je parle de contre-édifice, empruntant l’expression à Paolo Volponi dans Corporel, mais c’est peut-être le mot échafaudage qui conviendrait le mieux ici : ou le journal comme échafaudage pour les jours, tentative pour renforcer l’ossature de la vie. Peut-être parce qu’ACR n’est pas ce qu’on appelle communément un écrivain, comme elle le répète elle-même plusieurs fois, ce qui apparaît dans son journal nous révèle justement la signification profonde que peut avoir pour quelqu’un cet exercice quasi quotidien : un effort pour se donner une forme, une construction de l’écriture qui n’est jamais démêlable de la construction de soi, un lieu où la langue est toujours une question de survie. ACR souligne ainsi à plusieurs reprises que le journal est pour elle un « engagement moral », une tentative de fidélité à soi-même.
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Donc : quelqu’un essaie de cerner, à travers la répétition, la duplication, la trame des jours qui inlassablement se construit puis s’effrite. Dans le journal est immédiatement visible une double tension : tension vers la construction, vers l’unité d’un style, inséparable du genre même du journal, et d’autre part une tension vers l’inachevable du quotidien, vers le fragment et même, parfois, vers la dissolution. C’est sous le signe de cette double tension qu’apparaît la multiplicité des formes adoptées, les distances qu’on met entre soi et soi (tour à tour je, tu, elle), les adresses à l’être aimé, seul interlocuteur direct du journal, les aphorismes, les poèmes, les tentatives de désarticulations syntaxiques et temporelles. Outre les réflexions sur la photographie, l’une des choses les plus intéressantes du journal est la interpénétration ou la coexistence de l’anglais et du français, dans un bilinguisme parfait qui semble avoir été pour ACR une souffrance, et qui est sûrement l’une des raisons pour lesquelles l’effort pour se forger une langue semble être pour elle de l’ordre de la nécessité personnelle. Le français et l’anglais s’alternent par blocs ou donnent lieu à des tentatives d’auto-traduction, où la vérité git toujours dans l’entre-deux langues, dans la correction perpétuelle de l’une par l’autre. Il existe pourtant une logique dans la manière dont les deux langues s’alternent : on a en effet souvent l’impression que pour ACR l’anglais est la langue de l’inavouable, le journal étant justement le lieu de l’inavouable : « avouer l’inavouable : abolir l’inavouable : le journal ». Elle utilise ainsi l’anglais pour parler de la dépendance, de l’impuissance, de la maladie qui la dévore, pour rompre la syntaxe, enfin pour ce que cette langue offre de possibilités de désarticulations. La langue de l’inavouable est aussi langue de la confession, de l’adresse pour ce qu’on ne saurait dire à l’être aimé dans sa propre langue (qui est de plus sa langue d’écrivain) :
« O my love listen here: if I don’t write everyday, in absolute and uttermost privacy, I hear voices and go quite crazy at rather short notice. O my sweet love please listen carefully: I am not a writer in any conceivable sense, which somehow doesn’t make it easier to explain to someone who is: I do not possess any language of my own to write in; I own no single language enough to write in it; however that may be I HAVE to write, as often as possible, everyday if I can; an exercise both vital and horrible because none of its products can ever be shown to anyone as long as I am alive. Not really. No. Not really. No. O darling it doesn’t matter if you do not understand as long as you know ».
La répétition, qui est le terreau du journal (chronique des soirées, rencontres, bonnes résolutions répétées, avancées et reculs de la maladie, réflexions sur le travail…), serait donc le lieu de l’anti-récit :
« Ne pas croire à l’histoire : se confiner dans la chronologie, l’éternelle répétition du même, comme le journal, s’accomplissant en un axe horizontal qui est le temps, sans autre retour que la relecture, mémoire qui ne bouge rien, et le peut (puisque je n’y touche pas,ne change aucun mot), s’abolir dans "l’autre axe", l’événement ».
Pourtant tout journal, placé sous le signe de l’absolument intime et illisible du vivant de son auteur, devient « histoire » au moment où l’événement-mort intervient. À travers les fragments, les éboulements, la multiplicité des « moi », se met en forme par petites touches le récit le plus essentiel qui soit : les raisons de la vie, et les raisons de l’amour, contre les raisons de la mort. Ce qui frappe le plus ici, c’est la coexistence du plus pur bonheur (« Curieuse adéquation, pour une fois adéquation exacte de l’amour même, l’amour rêvé, l’amour vécu, l’amour même même. Identique à lui-même même. ») et de sa destruction – deux mondes qui semblent à peine se toucher, qui ne s’entament pas l’un l’autre, qui, comme le dit ACR, ne se rencontrent pas. Le journal, pourtant, est bien le lieu de rencontre de ces deux termes inconciliables – car la présence de l’autre et l’expérience du bonheur y sont aussi éclatantes que les nuits sont opaques dans leur noirceur. De là aussi la signification morale : à travers l’écriture, ACR ne lutte pas seulement contre la disparition, qui s’impose physiquement dans le journal à travers ses blancs et ses silences, mais aussi contre la tentation du suicide qu’elle ressent profondément comme un péché, et avant tout un péché d’orgueil :
« Narcisse, dit Hammarskjöld, n’est pas victime de sa vanité ; son sort est celui de qui répond au sentiment de son peu de valeur par un défi.
Il faut cesser de relever ce gant ; il faut que Dieu soit célébré en toute chose. »
Ou encore :
« Position, je crois, thomiste, et c’est aussi ceci : Dieu est quelqu’un avec qui on ne joue pas; ce n’est pas un adversaire dans une stratégie, ni un partenaire de jeu.
― Pour Thomas : l’orgueil, ce péché qui n’implique pas la chair, c’est jouer avec Dieu.
― à jouer avec Dieu, on perd à tous les coups. »
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La mort qu’elle dit porter en elle, lui est finalement administrée par la maladie, d’où les dernières lignes du journal : « Il me fallut une maladie mortelle, ou répertoriée comme telle, pour guérir de l’envie de mourir. De la manière la plus oblique, organique, lente, j’ai inventé, en quelque sorte, ma maladie ».
Marie Fabre
D.R. Texte Marie Fabre
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