CH III.– LE BIEN COMMUN, LOI SUPREME ET PRINCIPE SPECIFICATEUR DE LA SOCIETE PARFAITE (suite)
1. La société est nécessaire au bien de l’homme (suite)
B. Ce qu’ajoute la théologie (suite)
b] Même si l’homme avait conservé la justice originelle, il se serait constitué en une société parfaite, avec son autorité propre
La théologie enseigne également que même si l’homme n’avait pas péché, s’il était demeuré dans la justice originelle en laquelle il a été créé, il aurait formé une société parfaite, avec son autorité : une autorité douce, suave, propre à gouverner des hommes surnaturellement vertueux et libres, et non pas une autorité despotique ni dictatoriale, faite pour le gouvernement d’esclaves (1).
Trad. et NdT : P. Gabarra ©
________________
NOTES
(1) Somme de théologie, 1, q. 96, a. 4.
NdT : Saint Thomas déclare ici que si la domination d'un homme sur l'autre comme un maître sur un esclave n'était pas possible dans "l'état de justice originelle" [celui dans lequel il a été créé, en état de grâce], en revanche celle par laquelle un homme domine un autre pour le diriger vers son bien propre ou vers le bien commun aurait existé. Il en donne deux raisons. La première est que la vie sociale est essentielle à l'homme et que le pouvoir est essentiel à la vie sociale, pour diriger les hommes dans la recherche du bien commun. La seconde est que les supériorités [en connaissances et en justice] des uns par rapport aux autres auraient été nécessairement mises « au service de tous » - par un effet de la rectitude conférée par la grâce. Cette doctrine intègre deux éléments qu'il est capital de bien enregistrer car ils sont caractéristiques de la théologie catholique.
Le premier est que le pouvoir, dans sa conception droite, est un service, un ministère. Il n'est pas une simple domination sur autrui. Lorsqu'il n'est que cela, en quelque sphère qu'il s'exerce, de la famille à la société politique, relativement au bien commun de chaque société, il est une perversion ou un détournement du pouvoir.
Le second est que le pouvoir, en soi, est un bien. Cette conception du pouvoir est aux antipodes de celle, moderne, que nous avons héritée notamment de Luther. Considérant que les justes, eux, sont libérés de la nécessité des oeuvres comme de celle de la loi et du pouvoir, il estime que ces derniers ne s'imposent qu'aux pécheurs, parce qu'ils sont mauvais : « Si le monde ne comptait que de vrais chrétiens, c'est-à-dire des croyants sincères, il ne serait plus nécessaire ni utile d'avoir des princes, des rois, des seigneurs, non plus que le glaive et le droit » (De l'autorité temporelle, Oeuvres, Genève, Ed. Labor et fides, 1958, tome IV, p. 18). Pour lui, le pouvoir n'est pas une exigence intrinsèque de la nature sociale de l'homme. Il est imposé extrinsèquement par la survenance accidentelle du péché dans l'histoire, en vertu de « la volonté et l'ordonnance de Dieu » (De l'autorité temporelle, in Luther et les problèmes de l'autorité civile, Paris, Ed. Aubier Montaigne, 1973, p. 73). Son objet est dès lors de réprimer la méchanceté humaine, afin que les méchants « soient obligés, par des contraintes extérieures, de respecter la paix et de rester tranquilles, qu'ils le veuillent ou non » (Loc. cit. p. 85). Les princes, quant à eux, même s'ils sont regardés par Luther comme « les plus grands déments ou les pires coquins qui soient sur terre », n'en sont pas moins, et avant tout, « des geôliers et des bourreaux au service de Dieu » que la « colère divine (...) utilise pour châtier les méchants » (Loc. cit. p. 137).
Il faut ajouter que le fait d'affirmer que le pouvoir aurait existé dans l'état de justice originelle ne signifie pas, comme certains l'ont cru [tels Richard Fitz-Ralph (+ 1360) ou John Wyclif (+ 1384)] ou comme certains catholiques contemporains pourraient être inclinés à le croire, par une confusion fréquente entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, que la validité du pouvoir et le respect qui lui est dû soient conditionnés par l'état de grâce de celui qui l'exerce. De même que la perte éventuelle de la grâce ne fait pas perdre à un prêtre les pouvoirs spirituels qu'il tient de son sacerdoce, de même, quelle que soit son indignité, le pécheur garde les droits naturels qui sont attachés à sa personne, et qu'il soit ou non en état de grâce, un gouvernant est tout aussi légitime. Vitoria, à cet égard, faisait d'ailleurs justement remarquer qu'il serait invraisemblable que Dieu nous ait commandé d'obéir aux supérieurs, bons ou non [cf. 1 Pierre, 2,18 ; Rom. 13,5], en nous laissant dans l'incertitude de savoir s'ils sont véritablement nos chefs.