(Dialogue schizo)
Première rencontre avec Philippe Sollers. De la Survivance des lucioles et de La merditude des choses. Paris, ce 29 janvier 2010.
Moi l’autre : - Et Alors ?
Moi l’un : - Alors je suis ému, je suis touché, je suis soufflé.
Moi l’autre : - On se reprend une Margarita ?
Moi l’un : - Margarita, Porto flip, ce que tu veux, mais ne me parle plus de bière après La merditude de choses. Et quelle émotion pourtant !
Moi l’autre :- Une espèce de Bukowski flamand, tu ne trouves pas ?
Moi l’un : - C’est vrai, mais en moins égocentrique et en plus tendre. C’est ça qui m’a réellement touché et soufflé : c’est l’immense tendresse que dégage ce film en nous traînant dans ce merdier. Et la luciole…
Moi l’autre : - Le gosse ? C’est vrai qu’il dégage une lumière miraculeuse. Et la grand-mère Courage. Et les quatre cavaliers de l’Apocalypse merdique… Des airs de vieux hippies beatniks freaks ringards, et des anges « quelque part », comme on dit…
Moi l’un : - La lumière des lucioles, j’te dis. En lisant Survivance des lucioles, le dernier essai de Didi-Huberman, juste avant de voir le film, les lucioles de L’Enfer de Dante, que Pasolini reprend comme un motif d’espoir et de désespoir, en se rappelant les lucioles de sa jeunesse et en prophétisant leur disparition dans le monde actuel, je me suis rappelé ce que Sollers, une heure avant, me disait de la « petite troupe » qui continue à cheminer, selon le mot de Voltaire, et voilà la luciole dans ce monde merdique…
Moi l’autre : - Ya qu’un Flamand ou un Belge, aujourd’hui, qui peut faire ça.
Moi l’un : - C’est vrai. Et ça pourrait être un Anglais ou un Suisse allemand. Enfin, je ne suis pas sûr que les Suisses alémaniques aient des chansons salaces aussi fruitées. Mais ce qui est certain, c’est que ça vient d’en bas, du peuple qu’aimait Pasolini et qui est aussi mal en point et rejeté que le vrai peuple italien.
Moi l’autre : - À l’honneur près. Parce que la tribu Strobbe a des principes…
Moi l’un : - Jawohl. Et ça déteint sur le gosse. L’amour du père et du fils est une luciole autant que l’amour du fils et de sa grand-mère protectrice, qui soude tout ce monde sans moufter ou quasi pas…
Moi l’autre : Bref, c’est un film d’amour. Un peu jeté du point de vue de la forme…
Moi l’un : - Pas tant que ça ! T’as entendu la bande-son ? T’as entendu ce chœur de lucioles ? Tu crois que ça vient par hasard ce fond de musique plus ou moins sacrée et ces airs de musique ancienne ? Et ces plans tournoyants incroyables ! Là pas besoin de Dogma : ça s’écrit dans le mouvement.
Moi l’autre : - Et Sollers là-dedans ?
Moi l’un : - Pas si loin que ça, au fond du fond, à cause des lucioles justement et de la « petite troupe »…
Moi l’autre : - Quelle impression t’as fait cette première rencontre ?
Moi l’un : - J’ai été surpris par la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant extrêmement selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, année zéro, Marthe et Clara, quelques autres, ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN : luciole ! Enfin je suis sorti de là avec un entretien substantiel, je crois, mais pas fait que de mots. J’ai bien regardé son visage. J’ai bien regardé le livre d’images de son bureau. J’ai bien regardé ses yeux aux reflets moirés et son regard et ses traits très mobiles. Frappé par sa masse et ce qu’on pourrait dire sa tonne, et j’ai vu le mot Condottiere. Rien à voir avec Suarès, évidemment, mais prince lettré dont l’extraordinaire suffisance apparente peut exaspérer si l’on oublie que c’est à la fois l’extraordinaire suffisance de la France et l’extraordinaire suffisance de Paris et de sa Littérature qui prétend toujours donner le ton alors que Céline rappelait que la France n’avait pas plus de rayonnement aujourd’hui que je ne sais quel département, mais Sollers parle de Céline avec une finesse pourtant extraordinaire, et Sollers est tout humble « quelque part » devant le Jardin du monde…
Moi l’autre : - Tu l’as pourtant conspué diverses fois…
Moi l’un : - C’est vrai. Et je m’en repentirai quand il se repentira de quoi que ce soit, donc ce ne sera pas demain…
Moi l’autre : Tu as écrit que Paradis n’était que de la frime sous-joycienne…
Moi l’un : Je n’y suis toujours pas entré. Il m’a dit qu’il fallait l’écouter le lire…
Moi l’autre : - Tu as conspué deux ou trois de ses romans…
Moi l’un : - Là, je suis prêt à revoir ma copie après la lecture récente de Passion fixe, qui me botte et me bluffe.
Moi l’autre : - Nous y voilà : tu as longtemps confondu le bluff apparent de Sollers avec le bluff de Paris et d’un certain milieu parisien que tu as toujours détesté…
Moi l’un : - Je persiste et signe, sauf que j’ai découvert l’extraordinaire lecteur qu’est aussi Sollers, et l’écrivain, la musique de l’écrivain, la grâce fluide de l’écrivain et sa poésie inscrivant sa ligne dans les multiples lignes de la poésie du Jardin - sa poésie dès ses premiers livres de jeune prodige mais ensuite encombrée par la théorie, et sa prétention de tout quadriller puis désencombrée à travers les années, jusqu’à cette trilogie de lectures du monde dont il me dit qu’elle sera bientôt tétralogie, et les romans à venir dont il dit d’ailleurs que c’est de la même étoffe, et c’est vrai, d’ailleurs je vais lire Les Voyageurs du temps que j'ai loupé à sa parution. Alors voilà, quand même…
Moi l’autre : - Lucioles !
Moi l’un : - Lucioles !
Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles. Minuit, 141p.
La merditude des choses, de Felix Van Groeningen. Actuellement, à Paris, au cinéma de la rue Saint André-des-arts
Philippe Sollers. Discours parfait. Gallimard, 912p.