J’ai dû, sans vraiment m’en rendre compte, commencer à me douter de quelque chose, tandis que j’essayais de rattraper les deux oiseaux-bananes qui s’étaient mis à gambader sur le parquet. Je les ai surpris en sortant de ma salle de bain. Je les ai pris pour des canards, à cause de leur bec similaire, et j’ai pensé qu’ils devaient s’être égarés, provenant sûrement du bassin du parc tout proche. Mais leur odeur suave, leurs pattes pas du tout palmées, leurs formes et leur couleur, et puis, après un rapide coup d’œil, ayant constaté qu’il n’y avait plus que des pommes dans ma corbeille de fruits, qui a un peu l’aspect d’un nid, je me suis rendu à l’évidence que ces deux petites bêtes ne pouvaient pas rester ici. Je ne me suis pas même posé la question de leur comestibilité.
Ils donnaient des coups d’ailes, sans bruit, découvrant leur chair blanche et tendre, pour se hisser sur le canapé, sur un tabouret, dans les étagères, s’y déplaçant avec beaucoup de délicatesses pour ne pas renverser les bibelots.
J’y suis allé très doucement pour me saisir de l’un d’eux afin de le déposer sur le bord de la fenêtre. L’appel du large ferait le reste. Mais la bestiole n’a rien voulu savoir. Elle s’est jetée par terre entre mes jambes pour rentrer dans la pièce.
J’ai eu une brève absence.
Il faisait une fraîcheur bleutée dehors.
C’était très agréable.
Je me suis retourné prêt à renouveler ma tentative d’expulser les deux volatiles fruitiers. Ce n’est pas que leur présence, ni même leur existence, me parut incongrue, mais à mon sens, quoiqu’un peu désorienté, ils seraient mieux à l’extérieur. De plus les manger pouvait s’avérer problématique. Flambés au rhum. Rôtis en brochettes. Plat accompagné de légumes. Dessert avec de la crème. Rien qu’à envisager ça sentait l’insoluble.
Je les cherchais des yeux quand j’en vis un, sur un mur, qui achevait de se transformer en girafe miniature, ce qui à tout prendre était plus raisonnable. Ce n’est pas très haut de plafond chez moi. En fait c’est un appartement assez ordinaire. Standard quoi. Ca ne m’a pas davantage perturbé, cette nouvelle mutation. Je ne me sentais pas perturbé du tout. Et les girafes sont des animaux que je tiens en très haute estime.
Cependant, bien que je gardais mon calme, il était indubitable que des événements inhabituels se préparaient. Ou se déroulaient déjà. A la faveur d’un début de matinée on ne peut plus quelconque, routinier.
Je ne suis pas quelqu’un d’anxieux. Jusque là, ce à quoi j’assistais n’était pas courant, mais dans l’intimité de nos situations solitaires, je sais qu’il se produit régulièrement des évènements, palpables ou non, dont le contenu et le langage, plus ou moins familier, se propose de nous communiquer quelque chose, que nous y soyons sourds, ou que nous soyons en disposition d’y être attentifs.
Nous voisinons avec assez de monstres et assez d’absurdités pour être plus rompus que nous l’imaginons à la présence et à l’usage des invraisemblances. Plus ardus sont les appréhensions des comportements qui s’ensuivent.
Les deux petites girafes, d’une taille d’environ trente centimètres, crapahutaient avec aisance sur les murs, au plafond, au sol, avec des allures saccadées de dessin animé ancien. Ce qui m’a en même temps inspiré qu’elles n’existaient peut-être pas, et déçu sans vraiment de regrets.
Je les ai suivies du regard, les bras ballants. Puis je m’en suis désintéressé à cause du téléphone mobile. Je ne sais pas ce qu’elle sont devenues. Elle se sont évanouies. La girafe est une créature émotive prompte à la commotion. Il n’est pas rare d’en voir se pâmer en écoutant un air d’opéra. Ou tomber dans les pommes en lisant des poésies. Mais décidément il n’y avait plus que des pommes dans le plats de fruits.
Ce n’était pas mon téléphone mobile. Le mien est rouge. Celui-ci était noir et doré, large, avec un capot couvrant l’écran et le clavier. Pas le mien. Donc que faisait-il ici, sur ma table de travail, au dessus d’une pile de livres. Si mes objets, mes meubles, mes chaussures bougent, chez moi, me narguant et m’interloquant, je n’en suis pas affolé. Agacé, oui, quelquefois, si je suis pressé pour sortir, ou si je surprends le bilboquet près de la cafetière. Là, c’est un objet que je ne connaissais pas, d’une catégorie que je considère généralement comme pas forcément innocente, qui était posé, là, sous mon nez. Je n’ai reçu personne ces derniers jours. Si quelqu’un l’avait oublié, je l’aurais su.
Comprenez-moi Monsieur, je n’ai rien contre les oiseaux-bananes, c’était en outre la première fois que j’en rencontrais, ni rien contre le fait qu’ils se transforment en girafes miniatures, pour qu’on s’ôte de l’esprit l’idée de les jeter par la fenêtre, puis finalement que les girafes disparaissent sans autre forme de quoi que ce soit, où parce que leur rôle est terminé. Je ne trouve pas ça ordinaire, bien sûr, mais après tout, on en voit d’autres. C’est ce qui est survenu ensuite qui me soucie.
Il y a très longtemps que j’attendais une communication. Je savais que cela n’allait plus tarder. Quelques signes, certes confus, mais répétés. Profitant opportunément d’un moment disponible pour que je puisse les remarquer si je le souhaitais. Déplacements d’objets, j’en ai déjà parlé, dont il est peu probable que j’en ai été à l’origine. Des bribes de messages sonores, courts et plutôt jolis, pénétrant par la fenêtre. Pas à chaque fois. Plutôt le matin. De surprenantes odeurs voletant furtivement avant de se dissiper. Pas toujours très agréables d’ailleurs. Des parfums de corps engoncés depuis plusieurs jours ou beaucoup plus. Ou de boue couvertes de fleurs fanées. Toutes sortes de facéties diverses, anodines, éventuellement déplaisantes, clins d’oeil ironiques.
J’ai pris ce téléphone mobile dans le creux d’une main. J’ai soulevé le capot. Hésitant. Ce qui me revient précisément, c’est que j’ai hésité sans m’interroger. Je m’attendais, pourquoi pas, à ce que ça vienne tout seul. Que l’appareil s’allume. Qu’il sonne. Que je ne sais quoi s’affiche sur l’écran. Sans y réfléchir j’ai fini par appuyer sur une touche verte. L’écran s’est éclairé. Puis j’ai fait, presque automatiquement, deux manœuvres pour appeler le dernier numéro qui avait été formé par l’utilisateur précédent. J’ai entendu qu’on décrochait. J’ai écouté. J’ai dû dire « allo », plusieurs fois, je ne me souviens plus très bien. Puis j’ai demandé s’il y avait quelqu’un. Plusieurs fois aussi. Aucune voix. Juste des sons qui paraissaient être ceux du vent, des vagues, de froissements, de respirations. Il y a eu quelques bruits mats. Secs et comme venant du milieu de ce vent, ou de ces vagues. J’ai insisté pour savoir s’il y avait quelqu’un à l’autre bout. Aucune réponse. En tout cas verbale. Je m’apprêtais à raccrocher et c’est là que l’écran de mon ordinateur s’est éteint. Tout d’un coup. Pas en veille non. Plus de courant. Alors que derrière moi la radio fonctionnait toujours. J’avais encore le téléphone à l’oreille. Je me suis penché pour vérifier le branchement électrique sous la table. Ce n’est qu’à cet instant que je l’ai remarquée. Juste à côté du clavier. Sous l’apparence d’un tout petit parallélépipède de plastique dur. Une capsule translucide. Par un orifice microscopique s’écoulait un liquide cristallin qui entrait en effervescence au contact de l’air. Je suis demeuré en arrêt, en position inconfortable. Une subtile et discrète senteur m’est parvenue aux narines. Mélange soufré et alcoolisé. Incapable de dire ce qui m’a pris, j’ai approché le bout d’un index et j’en ai effleuré la substance qui se répandait avec un son étouffé de cachet d’aspirine dans son grand verre d’eau. J’ai porté mon doigt à ma bouche. J’ai reconnu immédiatement un goût d’explosif. Bien que je n’en ai jamais goûté mais je suppose qu’on a ça en mémoire, d’une façon ou d’une autre.
Si ce goût ne m’a pas effrayé, ce qui aurait été normal, c’est qu’au moment où je me redressais la communication téléphonique a été coupée et que la radio a émis un flash spécial, annoncé avec son jingle caractéristique de ce genre d’occasion. Et ce n’est pas la voix du speaker qui a parlé. C’est une voix dont j’ai reconnu le timbre et qui s’est adressée à moi en me nommant pour me dire : « Il faudrait que cette fois-ci le message soit bien reçu. Vous n’avez pas le choix. Si les échecs de vos tentatives d’évasions ne vous ont pas encore dissuadé, l’ultime recours pour vous convaincre sera utilisé. » Puis le programme a repris son cours. J’ai pensé appeler la radio pour leur demander ce que c’était que cette plaisanterie. J’ai reposé le téléphone mobile que je tenais toujours en main pour noter tant que je l’avais bien en mémoire ce que la voix avait déclaré. Et puis d’un seul coup je me suis assis à ma table et, en me repassant lentement les mots que j’avais entendus, je me suis figé dans un grand état de perplexité. Pourquoi est-ce que je me voussoierais.
Je n’ai recouvré mes esprits que plusieurs heures après. Du moins c’est ce qui m’a semblé puisque qu’à en croire mon ordinateur qui s’est réactivé, nous sommes déjà après demain. A mon avis cette substance contenait un gaz soporifique. Une drogue. En tout cas le jour entrant par la fenêtre respirait d’une fraîcheur bleutée semblable à avant hier.
Il n’y a rien de plus à ajouter.
Je suis venu jusqu’ici sans encombre. A part peut-être de minuscules mouvements de bizarrerie que j’ai pu observer en chemin. Cependant je ne veux pas sombrer dans la suspicion. N’est-ce pas, de la bizarrerie, il s’en essaime un peu partout, et tout le temps. Une mycose surnaturelle qui se loge en tous endroits, invisible, dans les interstices délaissés, indétectable, dans les engrenages ronronnants, sous nos semelles. Et certainement que nous-mêmes ne sommes pas étrangers à sa prolifération.
Non je n’ai pas rappelé la station de radio. J’ai dû avoir des scrupules à les déranger et le sens du ridicule m’aura retenu.
Ah, oui ! Lorsque je suis revenu à moi le téléphone mobile était introuvable, la petite capsule ainsi que son contenu avaient disparu, et il n’y avait toujours que des pommes dans la corbeilles de fruits.
Voilà Monsieur. Oui, je sais que tout ça n’est pas très cohérent. A vrai dire ce n’est pas la première fois que je vis des situations analogues. Et je ne saurais expliquer ce m’a conduit jusqu’ici pour déposer une main courante. Disons, pour que ça ne s’oublie pas, au cas ou… Au cas où quoi. Comment dire. Je ne me sens pas véritablement menacé. Pas plus que chacun d’entre nous. Vous-même, qui sait. Vous savez, je me dis qu’on m’a simplement fait une blague. Ou qu’il n’y a dans tout ça en fin de compte qu’un concours de circonstances. Mais, oui, malgré cela, je sens obscurément que tout ça me concerne. Et les paroles proférées par cette voix, à la radio, étaient si précises que j’ai quelques difficultés à les ignorer. A les éloigner. Je suis sûr en tout cas que je ne pourrais jamais les oublier. C’est plus ça, voyez-vous, qui me travaille réellement.