Tamara Grcic - Gaggiandre
Il me semble donc, ces derniers temps, ici, dans cette recherche, avoir été amené à parler d’un Etat, d’une centralisation, d’une coagulation de pouvoirs magiques comme il me semble avoir insisté sur le fait que cet Etat n’était qu’un nom. En traçant des esquisses qui tentaient de décortiquer quelque chose comme le rationalisme, il me semble aussi avoir regardé ce pouvoir magique de noms en soulignant quelque chose qui veut que le mot n’a jamais qu’un pouvoir sur les mots et que le pouvoir n’est jamais qu’un pouvoir de mots. J’ai dit, il me semble encore, à plusieurs reprises, que les effectuations ignorent le pouvoir, que les mots trouvent des effectuations, sont eux-mêmes effectuations dans la puissance comme n’importe quelle autre percée vouée à mourir. Pour autant, il y a encore quelque chose qui m’embête arrivé à ce point précis. Je suppose que j’aimerais, disons… ne pas perdre de vue la terre de laquelle tout cela jaillit, sans qu’on puisse dire à quel moment ce qui jaillit en est couvert, de cette terre s’entend, ou à quel moment c’en est fait – ça veut dire plusieurs choses, c’en est fait… –.
Je ne sais pas par quel bout le prendre. Aussi léger et malicieux soit le ton que j’emprunte ici, je ne veux pas me lancer dans l’exécution de pas hardis et précipités, et c’est à tâtons que j’avance, prenant soin de pétrir inlassablement le sol de mes pieds pour être sûr qu’il ne va pas s’effondrer. En même temps, j’ai un goût immodéré de l’effondrement, certes, et j’envisage mon entreprise comme n’importe quelle autre percée, comme quelque chose qui éclate et qui, lors même qu’elle s’effectue et qu’elle court, qu’elle est en cours et reste inachevée, n’en meurt pas moins pour autant. Il faut voir quelles possibilités j’ai à portée de main, de quel outil je peux créer une utilisation, de quelle utilisation je peux créer un outil – remarquez qu’à le formuler ainsi, outils et utilisations sont autant effectués, percées d’effectuations, qu’effectuants, c’est indifférent, mais surtout courent dans la puissance d’effectuations et ne surviennent pas de nulle part… –.
Les brillants esprits du siècle dernier ont conçu des machines éblouissantes comme on en avait plus vu depuis longtemps. La libido freudienne, le signifiant lacanien, le savoir/pouvoir foucaldien et le corps sans organes deleuzien sont parmi les outils les plus époustouflants sur lesquels quelqu’un soit amené à tomber. Ils court-circuitent et effondrent des pans entiers de la pensée, notamment par les mécanismes techniques qu’ils offrent, par les embranchements qu’ils permettent et par les conceptions qu’ils ouvrent. Je les aime comme on aime des joyaux. Ils m’ont tous, à un moment, bouleversé jusqu’à me vider de mes larmes et réjoui et excité jusqu’à m’électrocuter quand je m’amusais à les dégainer. Il se trouve qu’ils se répondent parfois, ils voisinent, ils absorbent ou renvoient les échos des uns et des autres. Ils sont tous porteurs aussi, si je reprends une terminologie qui n’est pas la mienne et pour laquelle je n’ai pas un goût démesuré, un devenir paranoïaque… Je ne sais pas si c’est utile d’insister sur ce point, cette paranoïa qui rode, dans cette inquisition spéculaire libidinale, cette tétanie dépressurisée signifiante, ce deuil pétrifié par son savoir ou cette immanence cancéreuse d’un corps sans organes qui ne sait dire qu’en ne disant pas, être qu’en n’étant pas, etc., bref qui ne sait se défaire qu’en se faisant… mon goût m’amènerait plutôt à observer ces outils fonctionner, voir ce qu’on peut en faire…
D’abord, ils sont chacun indissociables de la terre dont ils sont couverts. Ils témoignent des possibilités qui étaient offertes, saisies et créées par un homme pour les concevoir. Ils sont des outils d’hommes qui créent l’utilisation et l’outil en les créant. Ils sont des fracas d’effectuations. Et ils ont tous un rapport étrange au pouvoir. La libido et le corps sans organes se répondent en ce qu’ils sont en mouvement. La libido parce qu’elle est une et le corps sans organes parce qu’il est multiplicité qui ignore l’unité, n’ont pas de forme(s) définie(s) ou arrêtée(s). Le signifiant et le savoir/pouvoir dialoguent aussi en ce qu’ils décrivent des possibilités ou des passages, des conditions ou des concours d’effectuations.
La libido hurle et résiste. Elle est très mal pensée et articulée, cette libido, elle est encastrée dans toute une interprétation paranoïaque qui la recherche, qui la découvre, qui l’enquête et l’inquiète, qui est parfaitement répugnante. Je pense qu’il faut savoir ne pas tenir compte de toute la praxis psychanalytique, dans son entier, qui n’est jamais qu’un travail de flic sans aucun intérêt, qui scrute et accuse, juge et condamne. Il se peut que Freud n’ait pas su quoi faire de sa libido. On pourrait discuter de la propriété et du bon usage des inventions par leurs inventeurs, mais peu importe. Au fait, si vous fouillez dans les topiques freudiennes, ce qui saute aux yeux c’est que la libido ne se laisse pas faire, pourrit les règles sociales, pervertit la morale, s’ajuste, déploie des parades d’adaptation folles et fait feu de tout bois. Vous pouvez voir que la libido résiste à Freud lui-même qui n’en viendra pas à bout et déclarera forfait dans ses derniers ouvrages.
Lacan contourne le problème de la libido. Il se concentre avec le signifiant – vous pouvez noter que ce signifiant ne signifie rien, n’a pas de signifié –, sur les conditions et les concours. La prouesse technique est virtuose qui ne pense plus l’unité, mais une errance fantomatique d’une absence, d’une disparition de quelque chose qui n’a jamais été une unité, qui n’a jamais été. Le signifiant, c’est tout ce qui entoure, ceint, épouse et traverse par exemple une absence. Cette absence, ce qui s’appelle chez Lacan précisément la béance, le S barré, le Phallus et le Père ou les dieux morts, je suppose qu’il ne s’agit pas d’y penser. Il serait tentant de remplir le trou que le déploiement technique de Lacan creuse, il est plus utile de regarder ce déploiement. Dans sa pensée, ce trou, ce n’est jamais qu’une coquetterie – il se trouve que Lacan était particulièrement coquet –. Il me semble que dans sa deuxième topique, celle où il finit enfin par penser la mort, le déploiement s’effondre. Je veux dire que Lacan décrit un vacarme qui n’en finit pas de se propager, une rumeur qui court indéfiniment. Il faut voir qu’il n’y a plus de singularités, qu’il n’y a plus de termes, plus de points où quelqu’un s’arrêterait pour dire quelque chose, ce qu’il dit, ou plutôt ce qui est dit, le traverse. De la même façon que la praxis freudienne, ce déploiement est impraticable qui ferait dire aux gens ce qu’ils ne disent pas, qui les engrosserait de tous les sens du monde jusqu’à explosion. La praxis lacanienne, au moins dans sa première topique, serait comme celle freudienne paranoïaque et fasciste, maudite et désespérée. Mais la prolifération est là qui court, qui ne rend fous que ceux qui chercheraient à l’arrêter. Et il me semble que dans la seconde topique lacanienne, Œdipe, s’il ne sait toujours pas où aller, errant dans son désert de Colonne, sait déjà, après cet effondrement, où ne plus aller, par exemple dans l’interprétation analytique…
Le savoir/pouvoir est une merveilleuse création qui rend possible précisément de concevoir une telle prolifération de la penser, de la dire et d’agir dessus sans pour autant l’arrêter – Encore une fois : essayer de l’arrêter, ce serait la folie –. (C’est étrange ce que je vous dis là, je vous parle de mon amour illimité pour la philosophie, je ne sais pas si je vais pleurer.) Je n’aime pas la lecture qu’en a eu Deleuze dans son Foucault, – comme je n’aime pas d’ailleurs la lecture que Foucault a faite de l’Anti-Œdipe, qui se concentre, dans la préface à l’édition américaine, sur cette histoire de contre-investissement fasciste, concept qui n’a aucun intérêt autre que de torpiller les dualismes et que Foucault, ce qui n’est pas surprenant par ailleurs, utilise avec une lubie inquisitrice –, je n’aime pas que Deleuze, pour l’appréhender, ait recours à cette faiblesse de dissocier savoir et pouvoir, lors même que précisément vous ne pouvez pas dire ce qui est du ressort du savoir ou du pouvoir dans ce concept qui embranche et fait se traverser ces deux notions. Ce concept est le summum de la virtuosité foucaldienne, qui ne fait pas que joindre ou juxtaposer deux notions qui se reliraient ou s’éclaireraient l’une l’autre, mais crée un outil d’une plasticité et d’une précision telles qu’il offre donc la possibilité de penser des niveaux d’intensités, des foyers épars, comme des conditions et des concours ; un concept qui se fait sensible de toutes parts, sans tenir compte, en ignorant, en contournant, en faisant fi de questions comme la verticalité ou l’horizontalité, la forme ou le fond, l’un ou le multiple, la surface ou la profondeur, le fini ou l’infini, l’achevé ou le naissant, etc. que sais-je, toutes ces choses qui balivernent comme on dit chez Montaigne. Ce n’est pas seulement qu’il retourne des notions au point de ne plus distinguer celui qui exerce le pouvoir et celui sur qui il est exercé ; ce n’est pas seulement qu’il pulvérise les conceptions schématiques du rapport au pouvoir que l’on se faisait jusque-là et qui épuisait les forces des luttes qui visaient toujours tellement à côté ; ce n’est pas seulement non plus que par un seul concept il embrasse ce que l’on sait pouvoir et peut savoir ; c’est qu’il, Foucault donc, met au point un outil qui vise avec précision une prolifération complexe et multiple. J’aimerais encore insister ici : il faut voir qu’une percée, un mot, un chemin, emprunte forcément une voie ; vous ne dîtes pas tout pour dire quelque chose, vous renoncez à dire autre chose pour dire quelque chose. C’est ce qui a rendu fous les lacaniens qui cherchent encore tout ce qui n’a pas été dit. Ce que Foucault a fait, il me semble, c’est mettre au point un concept en deçà des concepts, c’est s’attaquer à tout ce qui entoure un concept, l’épouser, avec sa perversion hallucinante, comme un boa, pour créer ce trou que Lacan n’a eu de cesse de creuser. En quelque sorte, par ce tour de passe-passe conceptuel et cette prolifération gangrenée perverse, Foucault ne renonce pas à dire, il court-circuite et emprunte plusieurs voies. La prouesse technique est époustouflante.
Il aura fallu plus de trois personnes, plus de trois points et niveaux d’intensités, plus de trois courants proliférants pour créer le concept le plus beau du monde, le plus beau et le plus monstrueux : le corps sans organes ; le voisinage Artaud, le voisinage Deleuze et le voisinage Guattari. Le corps sans organes deleuzien est ce sur quoi les mécanismes sociaux glissent là où la libido les pourrissait et pourrissait de les pourrir. Le corps sans organe est la cellule souche. Il est cet embryon de tortue dont le sexe mâle ou femelle se détermine selon la température extérieure. Il est immanent. Il ne ressemble à rien : il est par exemple la cause dont l’effet l’actualise et qui s’évanouit déjà. Il est le voisinage qui traverse les singularités et la multiplicité qui ignore l’unité, même quand il en emprunte les formes, tout polymorphe et amorphe qu’il est. Il faut voir le voisinage leibnizien, le mouvement bergsonien s’agencer dans la montée de ce concept ; les outils qu’il dévore, les problèmes qu’il court-circuite. Il faut le sentir au travail, ce corps sans organe, il faut le sentir, plus encore que persévérer : digérer, dévorer, proliférer, déterritorialiser, reterritorialiser, déterritorialiser encore. Vous voyez comme il est nomade, comme l’installation, l’habitude, la moisissure d’une névrose freudienne lui sont étrangères. Et vous voyez comme il est monstrueux, comme il s’embranche et s’agence, comme il franchit les seuils, perce ou disparaît. Vous voyez comme il est tout autant cancéreux que jouissif, de par sa prolifération même. En créant le corps sans organes, Deleuze et Guattari mettent au point un outil qui retourne le monde avec les mécanismes par lesquels on se le représentait, qui le retourne, mais encore le traverse et l’explose. Vous ne pouvez plus installer votre pensée, vous appuyer sur des identités, poser des définitions, vous avez cette dynamique qui franchit et s’affranchit. Je ne sais pas si vous mesurez le pas de plus qu’ils font après le retournement subversif de Foucault, comme ils s’amusent à embrancher et débrancher des choses qui circulaient jusque-là, comme ce concept emporte et balaie des identités comme l’Etat, la Loi, le Pouvoir, etc. Et qu’importe, dans la terre dont il est couvert, que ce corps sans organes ne renonce pas à s’organiser, à se singulariser, c’est-à-dire, quand même à se pétrifier, engoncé qu’il est dans un devenir infini qui le condamne et lui fait frôler l’impuissance, celle de ne pas pouvoir penser, dire et agir autrement qu’en prenant forme au moins le temps d’un agencement, parfois jusqu’à l’éternité d’un cancer… Ce qui compte ce n’est pas que Deleuze ait recours à des singularités, mais qu’il les utilise pour faire ressortir par contraste le voisinage ; ce n’est pas qu’il ait besoin d’esquisser des effets et des causes, mais qu’il en dégage l’immanence ; ce n’est pas qu’il croit utile de voir ce corps sans organes reterritorialiser, avec ce que cette conception porte de possibilités atroces, épouvantables, de rabattement, non, mais bien qu’il ait su dire, penser, agir que ce corps déterritorialise, ça, on ne l’avait jamais vu.
Regardez ces outils que nous avons à portée de main, comment ils fonctionnent et comment ils court-circuitent leur fonctionnement, comment ils viennent rencontrer nos nécessités, en créer d’autres ou les laisser sans voix… Regardez-les se travailler, percer des brèches, franchir des pas. Regardez-les offrir leurs possibilités de créer leurs utilisations et puis déjà celles de créer d’autres outils…