John Forbes Nash est un grand mathématicien à qui on doit en particulier les développements de la théorie des jeux de von Neumann. Il a formulé des théorèmes devenus célèbres concernant les situations d’équilibre . Ses travaux ont inspiré les économistes, les politiciens et les stratèges internationaux. Ils lui ont valu le Prix Nobel d’Economie (improprement appelé car créé longtemps après les autres Prix Nobel et ne pouvant avoir ce label officiel) en 1994. Mais Nash était un schizophrène paranoïde : il avait des visions, entendait des voix et souffrait le martyr. A cause de cela, il a du interrompre ses recherches pendant une bonne trentaine d’années. Sa biographie, “A Beautiful Mind”, a été écrite par Sylvia Nasar, en 1999. Le réalisateur Ron Howard en a tiré un film dont le titre français est « Un homme d’exception ». Le mathématicien de génie y est magnifiquement interprété par Russell Crowe . Ce film passait sur France 2 ce dimanche et je dois dire que je suis resté scotché devant mon écran. Ce n’est pas que ce soit un film que l’on sent fidèle à la réalité historique. C’est d’abord un film américain. Cela signifie que bien entendu, il se doit d’avoir un happy end, qu’il doit glorifier la famille et mettre au pinacle la patrie, mais une fois qu’on a mis de côté ces contraintes obligées, il reste un film qui malgré tout dit quelque chose. Entre autres que l’on peut finir par vivre avec ce type de maladie, même en se passant de drogues, au prix d’un sens critique toujours en éveil, mais que cela ne vient pas sans un extraordinaire soutien de la part de l’entourage (notamment l’amour, qui joue un grand rôle, probablement dans toutes les manières de soigner les maladies mentales d’ailleurs). On trouve sur le net des interviews de Nash instructives, et même une séquence vidéo où il est avec son fils, qui a hérité de la maladie du père (et lui aussi brillant PhD en maths).
Nous sommes toujours bouleversés par le spectacle de la folie, encore plus lorsqu’elle survient chez de grands esprits, des gens, des philosophes, des scientifiques, qui ont révolutionné la pensée de leur temps. Comme si un esprit brillant ne pouvait être un esprit malade, ce qu’il est parfois. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la vie intellectuelle intense fragilise : elle fait sombrer dans des abîmes où celui qui s’aventure se sent bien seul et de cette solitude peut naître le pire. J’ai été frappé par un article de Jean Birnbaum dans « le Monde Magazine » du 16/01/10, où il défend l’idée que ces grands intellectuels sont même plus exposés que les esprits moyens aux dérives telles que le fanatisme ou le sectarisme. Il explique cela en citant le sociologue Gérald Bronner, pour qui « le fanatique est plus rationnel que l’homme ordinaire, il met son action tout entière au service d’un système de valeurs sévèrement hiérarchisé et cohérent, une fois qu’on en a admis les prémisses » (La Pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël ed.).
A première vue, cela entre en contradiction avec le fait que Nash ait pu surmonter sa maladie mentale grâce à un esprit critique vigilant lui permettant d’apprendre à distinguer les hallucinations du réel. Dans ce cas particulier, c’est bien ce même esprit qui se retourne sur lui-même et parvient à se guider soi-même. Peut-être faut-il y voir le rôle d’une forme d’entraînement de l’esprit. C’est sans cet entraînement que l’esprit peut errer, sombrer dans le délire ou le fanatisme. Et l’entourage, là encore, joue un rôle fondamental.
Evidemment, la relation inverse ne marche pas : être fou ne prédispose pas au génie… Il faut éviter de se trouver dans la situation de ce collègue, qui me disait pour rire : « Cantor est mort fou, Gödel délirait dans son désert, Nash était schizophrène…. Et moi-même, je ne me sens pas très bien » !