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3 février 1947/Naissance de Paul Auster

Publié le 03 février 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


     Le 3 février 1947 naît à Newark, dans le New Jersey, Paul Auster.


     En France où, de 1970 à 1974, il vit difficilement de ses publications de critique littéraire, de traducteur ― Sartre, Mallarmé, Blanchot, Du Bouchet ― et de poète, il publie en 1982 un roman policier qui lui rapporte un peu d’argent : Fausse balle (Squeeze Play). Deux événements pourtant vont décider de sa carrière littéraire. Un spectacle de danse auquel Auster assiste en décembre 1978 et qui lui inspire Espaces Blancs (White Spaces), récit bref publié en 1980. Et la mort de son père, survenue en janvier 1979. « Le décès du père n’a pas seulement libéré l’écriture, il a littéralement sauvé la vie du fils. Celui-ci n’en finira jamais de payer sa dette et de rembourser en bonne prose le terrifiant cadeau du trépassé », écrit Pascal Bruckner dans la « Lecture » qui clôt L’Invention de la solitude. La carrière de Paul Auster commence à New York en 1982 avec la publication de ce premier ouvrage, « livre fondateur » de l’œuvre romanesque et poétique.

PORTRAIT D’UN HOMME INVISIBLE
(EXTRAIT)


      Ce matin, pendant que je montre à Daniel comment on fait les œufs brouillés, deux phrases me reviennent à l’esprit :
     « Et maintenant je veux savoir, s’écria tout à coup la femme avec une violence terrible, je veux savoir où, sur toute la terre, vous trouveriez un père tel que mon père !... » (Isaac Babel.)
     « Les enfants ont généralement tendance à sous-estimer ou à surestimer leurs parents, et aux yeux d’un bon fils son père est toujours le meilleur des pères, sans aucun rapport avec les raisons objectives qu’il peut avoir de l’admirer. » (Proust.)

     Je me rends compte maintenant que je dois avoir été un mauvais fils. Ou du moins, sinon vraiment mauvais, décevant, cause de souci et de tristesse. Cela n’avait aucun sens pour lui d’avoir engendré un poète. Pas plus qu’il ne pouvait comprendre comment un jeune homme fraîchement nanti de deux diplômes de l’université de Columbia pouvait s’engager comme matelot sur un pétrolier dans le golfe du Mexique et puis, sans rime ni raison, s’en aller à Paris pour y passer quatre ans à vivre au jour le jour.
     Il me décrivait d’habitude comme ayant « la tête dans les nuages » ou « pas les pieds sur terre ». Dans un sens comme dans l’autre, je ne devais guère lui paraître réel, comme si j’étais une sorte de créature éthérée, pas tout à fait de ce monde. A ses yeux, c’était par le travail qu’on prenait part à la réalité. Et le travail, par définition, rapportait de l’argent. Sans cela ce n’était pas du travail. Par conséquent, écrire, et particulièrement écrire de la poésie, n’en était pas. C’était, au mieux, un délassement, un passe-temps agréable entre des activités sérieuses. Mon père considérait que je gaspillais mes dons et refusais de devenir adulte.
     Une sorte d’attachement demeurait néanmoins entre nous. Sans être intimes, nous gardions le contact. Un coup de téléphone tous les mois environ, peut-être trois ou quatre visites par an. Lorsqu’un recueil de mes poèmes sortait de presse, je ne manquais jamais de lui en adresser un exemplaire, et il m’appelait toujours pour me remercier. Si j’écrivais un article pour une revue, j’en conservais un numéro pour le lui apporter lors de notre prochaine rencontre. La New York Review of Books ne représentait rien pour lui mais il était impressionné par les textes parus dans Commentary. Sans doute pensait-il que si des juifs me publiaient c’est que cela valait peut-être quelque chose.
     Il m’a un jour écrit, quand j’habitais encore Paris, pour me raconter qu’il était allé à la bibliothèque publique lire certains de mes poèmes récemment parus dans la revue Poetry. Je me l’imaginais, dans une grande salle déserte, tôt le matin avant d’aller travailler, assis à l’une de ces longues tables, son pardessus sur le dos, courbé sur des mots qui devaient lui paraître incompréhensibles.
     J’ai essayé de garder cette image à l’esprit, à côté de toutes ces autres dont je ne peux me défaire.

     Poids insidieux, totalement déconcertant, de la contradiction. Je comprends à présent que tout fait est annulé par le suivant, que chaque pensée engendre sa systématique opposée et de force égale. Impossible d’affirmer sans réserve : Il était bon, ou : Il était mauvais ; il était ceci, ou cela. Le tout est vrai. Il me semble parfois que j’écris à propos de trois ou quatre homme différents, tous bien distincts, chacun en contradiction avec tous les autres. Des fragments. Ou l’anecdote comme une forme de connaissance.
     Oui.


Paul Auster, Portrait d’un homme invisible in L’Invention de la solitude, Actes Sud, Collection Babel, 1992, pp. 99 sqq. Roman traduit de l’américain par Christine Le Bœuf.


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