Nouvelle pour ma grand-mère
Les mots prennent leur sens
Le ciel étale son bleu. Sur le bleu le soleil brille. Le paysage étouffe sous la neige. Mon balcon aussi. Sur le balcon des roses fanées couvertes de blanc ne meurent plus de froid. Elles sont mortes depuis longtemps. Je ne suis pas triste. Je ne suis pas gaie. Je plane. Je pense. Ma grand-mère est partie. Il y a cinq ans, j’avais écrit une nouvelle inspirée par sa vie. Je l’avais publiée sur ce blog en décembre 2006. Je la relis. Chaque mot prend son sens. Je me dis merde, je dois vivre. La dernière fois que j’avais vu ma grand-mère en bonne santé, j’étais accompagnée d’Angèle. Ma tante Begonia lui avait confié que je vivais avec une femme. Elle l’avait accepté. Mi abuelita avait passionnément aimé mon grand-père et chastement séduit quantité d’autres hommes. Cela ne l’empêchait pas de penser que souvent ils ne valent rien. Elle s’était bien entendue avec ma compagne. Angèle avait apprécié les cascades de rires de mi abuelita qui profitait d’être gaie dès qu’elle le pouvait. Ma grand-mère savait que le bonheur peut être éphémère. Que la souffrance ne se cache jamais loin. Que la vie n’est faite que de petites joies desquelles on doit profiter quand elles se présentent.
Je me parfume avec le parfum d’un créateur espagnol qui a donné le prénom de mi abuelita à sa fragrance. A l’ordinateur, j’écoute de vieilles chansons en castillan que ma grand-mère connaissait. Parfois je zappe sur des morceaux plus récents d’artistes qu’elle n’apprécierait probablement pas. Peu importe. Je dois entendre la langue de mes ancêtres. La première que j’ai entendu et parlé. Celle des premiers mots d’amour prononcés par une mère, un père, une tante, un oncle… une grand-mère.
Ci-dessous la nouvelle inspirée par ma grand-mère.
Lola
Telle une danseuse de flamenco, Lola pose la main sur sa hanche. Le bracelet en or glisse sur le poignet en une demie rotation. Corps de profil, menton ostentatoirement levé face au miroir qui surplombe la coiffeuse de style années trente, elle constate que la robe verte aux ondes moirées, dont le large décolleté exhibe le sillon formé par deux seins laiteux à peau lisse, lui sied à ravir. Son menton s’est affaissé. Ses traits se sont épaissis. Ses cheveux éclaircis. Miraculeusement, son visage n’a pas pris de rides. Le jeu du bracelet prouve qu’elle n’a pas grossi en trente-deux ans. La montre, plus qu’elle encore, est restée jeune. Étincelante. Précise. Ses enfants la lui ont offert pour ses cinquante ans. Pour que Lola puisse compter le temps sans regrets.
Dans la rue madrilène, ou ses quatre rejetons jouaient aux osselets pour distraire la faim, les automobilistes coincés dans l’embouteillage permanent klaxonnent avec impatience les vingt-quatre heures de la journée. Sans prêter attention aux bruits de l’extérieur, qui au fil des années ont augmenté de volume lorsque le rire des enfants se sont transformés en pétarades de pots d’échappement et le clip-clop métallique des fers à cheval en grincements de freinages, la vieille dame fouille sa boîte aux trésors en noyer, tâtonne un clip d’oreille, une énorme fleur aux pétales en strass, le soupèse avec plaisir puis le repose sur l’entremêlement brillant composé de bijoux précieux et fantaisie. Peu importe la valeur de ses appâts, pourvu qu’ils brillent! Comme tous les mercredis, elle veut être belle. Du vivant de son Eugenio, ils allaient parfois au thé dansant hebdomadaire qu’organise le foyer pour les personnes du troisième âge. Dans sa jeunesse, Eugenio se débrouillait merveilleusement avec les pas du paso-doble. Les ans avaient attaqués ses articulations et douloureusement ralenti ses jambes. Impuissant, les mercredis il subissait le bonheur de Lola qui cachait mal sa joie à danser avec des hommes valides. L’irritation d’Eugenio arriva à son comble le jour où un blanc-bec de septante-trois ans, un malotru à l’oeil égrillard dont Lola avait refusé les avances, répandit une rumeur infamante à son sujet. D’une semaine à l’autre, le couple disparut de la piste de danse. La vieille dame reprit sa routine.
Lola s’est mariée a 19 ans , à Madrid, en pleine guerre civile. De la capitale elle ne connaît bien que le quartier ou elle vit. A passé plus de soixante ans enfermée dans son appartement à cuisiner et nettoyer. Elle n’en sort que pimpante, comme si elle se rendait à une noce, pour acheter ses courses au marché couvert. Elle ne s’en plaint pas. Considère un privilège de cuisiner quand on a connu la disette. Ses enfants petits, elle pleurait souvent. Quelle exaspération pour une mère de ne pas pouvoir nourrir sa famille. En guise de voyage de noces, ils ont tous émigré en Suisse. Depuis plus de trente ans ans, elle ne les voit que trois ou quatre jours, une ou deux fois par an. Maintenant qu’ils sont retraités, ils sont revenus vivre en Espagne. Pas à Madrid. Sur la côte. Là ou les Européens du nord achètent des villas. Ses petits-enfants, tous nés à l’étranger, parlent l’espagnol avec un drôle d’accent en mélangeant la conjugaison des verbes. Tous se sont mariés avec des Suisses, des Suissesses, des Portugais ou des Italiens. Ses arrière-petits-enfants, bafouillent à peine la langue des ancêtres. Cependant elle aime sa tribu. Pas des sentiments forgés au quotidien, mais d’un amour profond et fier. Des morceaux d’elle parlent le français, l’italien, l’allemand, le portugais, l’anglais, exercent des métiers passionnants, voyagent, montent des entreprises, se marient, procréent, construisent des maisons, divorcent, se remarient, dans un monde qu’elle n’aurait jamais imaginé à l’âge de vingt ans. Quand ses petits-enfants viennent à Madrid, ils la serrent dans leurs bras en respirant son parfum de coquette octogénaire. L’embrassent en murmurant qu’elle est la plus jolie grand-maman sur terre.
Entre verroteries et bijoux, Lola déniche des pendants d’oreille ornés de trois guirlandes de cœurs dorés, qui descendent jusqu’aux épaules. Lorsque ses filles ou ses brus passent par la capitale, elles fouinent dans son coffret, puis jettent les pacotilles sous prétexte qu’elle n’a plus l’âge de sortir attifée comme une gamine. Parfois elle a envie de crier qu’elle n’a jamais été gamine. Qu’elle a toujours été une femme. Une domestique. Aussi loin que portent ses souvenirs, elle se voit toujours devant une pile de linge à laver, suspendre et repasser. Très tôt, sa marâtre l’avait mise au travail. Lola vient d’un temps ou Cendrillon n’était pas un conte, et après des décennies d’absence, ses filles et ses brus se permettent de débarquer avec l’arrogante expérience acquise en dehors des frontières, pour l’empêcher d’être ce qu’elle n’a jamais pu être. Une adolescente qui s’amuse, qui danse, qu’on courtise. Les jeunes sexagénaires prétendent qu’une montre suisse aussi chic, ne se porte pas avec du plastique. Lola s’en moque! Jeune, elle ramassait des guirlandes de papier rouge à la foire de San Isidro. En les mouillant de salive, elles déteignaient sur ses lèvres une jolie couleur vermillon. Jamais elle n’aurait pensé posséder un jour des bijoux, vrais ou faux. Si Lola pouvait redevenir jeune, elle voudrait retrouver la jeunesse maintenant. Au troisième millénaire. Tout a tant changé. Surtout le rôle de la femme. Son père était mécanicien. A force de traîner dans le garage, à cinq ans un moteur ne connaissait plus de secret pour elle. Lola aurait voulu être mécanicienne mais l’époque traçait l’avenir des femmes depuis l’enfance. Le sexe qualifié de faible passait de la soumission au père, à la soumission au mari. C’était comme ça. C’était normal. Celles qui tombaient enceintes avant le mariage, on les considérait comme des prostituées. Méprisées, moquées, chassées, le trottoir devenait souvent leur dernier point de chute. Maintenant, sa petite-fille assume par choix un enfant seule, en faisant carrière dans une multinationale et Lola approuve.
La vieille dame regarde le cadran de sa montre bracelet. Dans trois-quarts d’heure, les premières notes du paso-doble envahiront la salle du foyer. Gregorio, un bel homme très en forme pour ses quatre-vingt-deux ans, l’invitera danser. Lola extirpe de la cassette un collier de perles en verre rouge. L’accroche à son cou. Ses filles et ses brus pousseraient des cris au ciel. La traiteraient de quincaillier. Elles ne sont pas là pour la contrôler. N’en a que faire. Lui ont-elles demandé son avis le jour ou elles ont émigré? Non. Toutefois elle ne regrette rien. Le temps passe. Sa jeunesse de cœur ne l’empêchera pas de mourir bientôt. Sa circulation sanguine s’immobilisera mais son sang continuera à circuler de par le monde en apprenant des langues et des usages qu’elle ne peut concevoir. Quand son heure sonnera, le tic-tac de la montre toujours rutilante et ponctuelle que ses enfants lui avaient amené de Suisse, retournera à ses origines pour continuer d’avancer ses aiguilles dans le futur. Son testament spécifie que sa petite-fille en hérite. Celle qui a eu un enfant hors mariage et qui s’ouvre une carrière dans une grande entreprise. Au moment venu, elle la léguera à sa fille, qui la donnera à la sienne, pour qu’ainsi de fille en fille, de temps anciens en temps nouveaux, sa montre se promène autour de la planète sur des bras blancs, noirs ou jaunes, tous vivants des gènes de Lola. Mais dans l’immédiat, la vieille dame n’a plus une seconde pour penser à son legs. Dans quelques minutes les notes festives du paso-doble chatouilleront ses pieds afin qu’elle se dépêche de vivre maintenant la jeunesse qu’elle n’a pas eue à vingt ans.