Max | La Fumade

Publié le 06 février 2010 par Aragon

Le cercueil était posé sur des chevalets dans la cuisine. Ceux qui sont intervenus par la suite dans cette histoire ont dit qu'il n'y avait pas d'odeur. Bizarre, car on était à présent au coeur de l'été et il y avait des mois que la boîte, avec son corps dedans, était installée dans cette pièce de vie par excellence. Dans une cuisine on pétrit la pâte à pain, on fait bouillir la marmite, on mitonne. On mange, on échange. La vie passe par une cuisine. À La Fumade, la mort campait dans la cuisine.

Jean-Louis et sa soeur veillaient farouchement sur le cercueil et sur la maison. Ils ne ménageaient ni leur temps, ni leur peine. Leur peine était pourtant immense à ces deux pauvres petits moineaux paumés. Maman, morte, dans la cuisine depuis des mois. Papa, mort également. Pas d'argent, des dettes et tant de haine autour.

Ils s'appelaient Portal et c'étaient les enfants de feu le baron Portal. Portal était un nom illustre dans le Sud-Ouest. Noblesse de terroir et d'empire il me semble, un baron Portal est le fondateur de l'Académie royale de médecine en 1820, un autre Portal a même été député-maire de Bordeaux au début du 19ème siècle, un autre fut aussi un grand explorateur. Le berceau de la famille est montalbanais et l'affaire en question se passe dans Lot. Zut ! Dans le Lot ou dans le Tarn ? Je ne sais plus. C'était il y a quarante ans et ma mémoire qui n'avait pas "accaparé prioritairement" cette histoire me fait défaut. Pourtant je pense à ça ce matin , je pense à eux. Si fort, pauvres petits de la Fumade. Pourquoi ? Pourquoi maintenant, comme à l'époque, j'éprouve une sourde brûlure dans le coeur en repensant à ces tragiques évènements ? Pourquoi une connexion neuronale sortie de derrière les fagots me refait penser à tout ça ce matin ? Pourquoi ? Cette histoire ne m'a jamais lâché en vérité, elle m'accompagne depuis quarante ans. Elle me fait toujours aussi mal.

Je déteste l'expression "Fort Chabrol", quelle merde la violence, quel poison et pourtant Jean-Louis, t'as décroché le vieux flingot de ton père qui rouillait doucement sur le mur du "salon de chasse" de la Fumade. Il a fallu que tu le décroches bordel ! T'as mis deux chevrotines dedans, tu t'en es bourré les poches, en réserve, et tu as dit à ta soeur "ils vont voir ce qu'ils vont voir..." T'étais pas méchant pour deux sous Jean-Louis, un brave garçon même. Grand, costaud, brun avec le cheveu coupé très court, tu étais investi par la Fumade depuis que papa était mort. Tu étais la Fumade. Ce lieu devait vivre, quoiqu'il se passe... Il devait vivre par ta soeur et par toi. "Pérennisation" avait dit ton père, ruiné, avant de mourir. Il faut garder la Fumade coûte que coûte. Tu avais dit oui. Il ne pouvait pas en être autrement.

Quand l'huissier est venu un jour il est bien sûr reparti en courant avant même de commencer à rentrer sous la voûte sombre des arbres séculaires qui bordaient la longue allée de platanes qui menait à l'antique demeure.  Une seule chevrotine faisant gicler le gravier  à côté de lui, avait suffit a calmer sa velléité récupératrice. Puis le maire est venu. Idem, un coup en l'air cette fois. Le problème c'est qu'ensuite ce sont les gendarmes qui sont venus de la brigade voisine. L'estafette a morflé, elle a perdu un phare pour avoir voulu malgré tout stationner près du perron du château. Ils ont vite filé les poulets, le môme plaisantait pas, il voulait plus discuter, avec personne, car disait-il, tout le monde lui voulait du mal à sa soeur et à lui, tout le monde voulait lui prendre la Fumade, le chasser comme un chien sur la route avec sa soeur, le voler. Il allait rester et personne, non personne, ne devait plus jamais s'approcher de la Fumade.

Huit jours après la cavalerie est arrivée. Un escadron de "mobile". Les "rouges et jaunes". À l'époque y'avait pas de GIGN et pas plus de GIPN, pas de spécialistes de psychologie des gens, criminels ou simples paumés qui se réfugiaient en "Fort Chabrol". On discutait pas. Fallait que la loi passe. Et la loi ça passait où ça cassait à l'époque. Ils ont fait avec les Portal de la Fumade en 1970 comme ils avaient fait avec Jules Bonnot en 1912. On a tiré et on discuté ensuite. Le Jean-Louis c'était un rebelle, il avait un flingue, fallait le mater.

Un flic a réussi à rentrer dans la baraque, madré, retors, mais il faisait gaffe, on le comprends, voulait pas morfler de la chevrotine le gonze. Jean-Louis et sa soeur, terrorisés, se sont refugiés dans la cuisine, avec maman, porte  fermée à clé, barricadés les mômes. Le flic a avancé, de plus en plus confiant, il voyait le tableau, commençait à se douter que l'affaire pouvait se terminer vite car le Jean-Louis, s'il était déterminé, l'avait rien à voir avec le "grand Jules" que ses prédécesseurs de "la maison Royco" avait achevé au canon et à la mitrailleuse (véridique !) au lieu-dit le Nid-rouge à Choisy-le-Roi. Non, le jeune Portal c'était pas Bonnot et ce flic venait de s'en rendre compte.

Il a discuté avec lui à travers la porte. Le môme était hargneux. Mais il a fini par entrebaîller la porte. Le dialogue se poursuivait..."non, on ne nous foutra pas à la porte, la Fumade est à nous, on trouvera bien le moyen de rembourser les dettes et puis...foutez-le camp ! Vous êtes chez nous, vous n'avez pas le droit..."

Putain Jean-Louis, tu es trop dans ce que tu dis, trop de coeur, trop de véhémence, ton flingue pend même au bout de ton bras, tu veux le voir ce flic qui te parle de derrière la porte de la cuisine, tu t'avances pour lui parler encore, ton visage Jean-Louis, ton visage passe dans l'entrebaîllement de la porte.

Lui, derrière, te voit, il se tait. D'instinct il pointe son MAC 50 et défouraille pleine poire à moins d'un mètre de toi. Sciemment, pour te tuer Jean-Louis. Pour te tuer. Tu tombes dans les bras de ta soeur qui hurle. Tu es mort Jean-Louis. La Fumade c'est fini. Ils vont la vendre par la suite. Dans quelques mois, plus personne ne se souviendra de vous...

Aujourd'hui, quarante ans après, plus personne ne se souvient de vous deux, les enfants de la Fumade, même Internet, y'a strictement rien sur Google ou ailleurs.  C'est à croire que vous n'avez pas existés. Terminé la Fumade. Quand ma mémoire ne sera plus présente à ce monde, celle de quelques rares autres aussi, je suis sûr que tu n'existeras plus Jean-Louis Portal.  Petit mec fier et digne. Petit baron de la Fumade.