Je pourrais commencer comme ça, en disant qu’il est midi et que je suis coincé au lit avec une saleté d’entorse. A côté du plumard, une pile de bouquins sur une table de chevet en verre. Si on n’y fait pas attention, la poussière se voit terriblement sur le verre - mais ça va encore pour le moment. Les béquilles sont à portée de main, toutes neuves, d’un rouge vaguement cardinal. Tout en écoutant les programmes culturels de Radio Berlin Brandenburg je regarde par la baie vitrée : mes rhododendrons font une triste gueule et dehors voilà maintenant presque deux mois que les trottoirs sont gelés.
Je pourrais aussi commencer autrement, en disant que c’est à cause de Joséphine ma tortue que je me suis viandé sur le trottoir samedi matin. Je ne l’accuse pas, elle un inoffensif et délicat reptile, qu’on soit bien clair, mais il y a quand même bien un lien de causalité. Joséphine vit dans un terrarrium éclairé par une ampoule «lumière du jour». Sans ce type d’éclairage elle ne pourrait pas fixer le calcium. En général j’ai toujours une ampoule d’avance mais il arrive aussi que je sois par trop négligent. Des circonstances atténuantes ? Oui : le magasin où je m’approvisionne est loin de chez moi, loin de mon travail, Berlin est huit fois plus grand que Paris et je ne veux pas aller acheter ailleurs parce que quand je trouve un commerçant compétent et aimable je ne vois a priori aucune raison de ne pas lui être fidèle.
Une troisième variante pour expliquer ma malchance consisterait à expliquer que je ne supporte pas la vue des salopes et que c’est en ce moment le festival de Cinéma à Berlin. L’Oréal fait partie des plus gros sponsors de la manifestation et les affiches dégoulinent littéralement des murs. Qu’on se comprenne bien : je parle ici d’affiches géantes, assez balaises pour couvrir toute la hauteur d’une tour moderne de trente étages. Ma définition du mot salope ? Là je réponds que je vous la donnerai un autre jour. On ne va pas chipoter, hein : une salope, tout le monde sait à peu près ce que c’est. Dans le cas présent, une salope c’est une actrice qui s’adresse à une consommatrice lambda un peu fauchée en lui disant qu’elle aussi pourra avoir l’air d’une star si elle se truelle le faciès avec des produits de supermarché.
Un quatrième angle d’attaque ? C’est possible. Pour ça, il faut que je parle un peu de la Potsdamer Platz, qui est une place ici. «Le carrefour le plus vivant d’Europe», comme précisaient fièrement les guides touristiques jusqu’au milieu des années trente. Moi, je ne l’ai jamais connue sous cet aspect qui m’aurait certainement vachement plu. Tout ce que je peux dire, c’est que lorsque je l’ai vue pour la toute première fois j’avais vingt ans et il faisait un froid de canard. Il y avait eu la guerre, et tout ce qui restait c’était une étendue désertique grande comme dix terrains de football. De la terre grise, de l’herbe, des lièvres, et personne ne pouvait y aller parce que c’était derrière le mur : une sorte d’immense cimetière sans tombes. Des hectares de désolation survolés par les corbeaux puants. En même temps, moi je n’ai jamais trouvé que c’était un vide tellement hideux. Une cicatrice de guerre, c’est un truc moche qui peut foutre le bourdon mais qui a du sens. Aujourd’hui, les guides touristiques reparlent de la Potsdamer Platz comme ils en parlaient autrefois. Qualifiée durant durant les années 90 de plus grand chantier d’Europe, la place serait redevenue ce qu’elle était auparavant. Moi, c’est justement aujourd’hui qu’elle me fout le moral en l’air, et le pire est que ces pauvres allemands ne sont pas même foutus de voir la laideur lorsqu’elle est pourtant flagrante. A partir du moment où on leur dit qu’il faut en être fier...
Ce long préambule pour arriver au fait que samedi matin je suis donc allé acheter l’ampoule pour ma tortue, dans un état de fraîcheur relative car je suis quelqu’un qui travaille la nuit. Sur le trajet du retour, c’est justement à Potsdamer Platz que j’ai dû prendre ma correspondance entre la ligne 2 du métro et la ligne 25 du S. Bahn. De la sortie de la première à l’entrée de la seconde, il y environ deux cents mètres. Non pas deux cents mètres de couloirs souterrains mais deux cents mètres de bitume - plus précisément, de bitume glacé. J’ai serré les dents. Je voulais faire celui qui ne voit rien. Je n’ai a priori rien contre les gratte-ciels, saufs que ceux qu’on a construits là me semblent particulièrement improbables et disgrâcieux. Je pensais surtout à la neige, à la neige grise transformée en glace et qui encombre dangereusement les trottoirs de Berlin chaque hiver rude depuis que le Sénat n’a plus de pognon pour payer des balayeurs. Sur l’une des tours, la tour Kaulhoff je crois, le publicité pour la star des laques s’étalait sur une hauteur de trente étages. Je ne sais pas ce que j’ai trouvé le plus ridicule : ou le chignon de Pénélope Cruz (hauteur huit mètres à vue de nez),ou la bouche de Pénélope Cruz (couleur framboise écrasée). Ce que suis certain d’avoir pensé, c’était qu’il inutile d’avoir cassé le mur de Berlin pour mettre à la place une salope de soixante mètres de haut. Je peux bien l’avouer : j’ai clairement murmuré, en me parlant à moi-même : connerie de laque et connasse d’actrice. Et c’est précisément à ce moment-là, puni comme un vaurien par je ne sais quelle obscure puissance, que je me suis étalé sur le trottoir. Depuis, j’envisage sérieusement de lancer une pétition visant à limiter la hauteur des salopes dans les lieux publics.
Pour une fois, à titre exceptionnel, je m'abstiendrai ici de conclure en usant des railleries habituelles au sujet de la pauvre Doris Day.