10 février/Jacques Perrin, Dits du Gisant

Publié le 10 février 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


Vendredi 10 février

  Du faisceau de lumière, il n'ose s'approcher. Il le craint, redoute sa brûlure. Tout est sombre. Les rochers silencieux qui dévalent du ciel. La neige, les glaces, sa vie, perdues. Réparties en couches inégales, pages blanches et grises. Au loin, un monde, indifférent.
  Cette lumière, il faudra pourtant l'apprivoiser.
  Maintenant.
  La capter.
  Avant qu'elle ne disparaisse.

  Étrange de parler ici de lumière. Il y voit plutôt un trou noir où l'intégralité de son espace-temps se trouverait condensée.
  Comme si tout s'était arrêté
  là,
  sur cette paroi.
  À jamais.
  Loin des hommes
  debout sur les routes.
  Attends... Tu te souviens de cet instant : avec quels mots le dire désormais ? Décrire ce temps mort qui précède de peu l'accélération, la vitesse pure, l'attraction : l'allégeance à Newton, serait-ce cela mourir ? Franchiras-tu une nouvelle fois la ligne en sens inverse ?

État d'urgence
Vendredi 10 février

  Jour blanc, cotonneux, effacé. Mémoire des limbes. Des heures sur le billard. Risque maximal. Opération compliquée, hémorragies, éclatements multiples. Transfusions, radiographies, extensions. Attente sans objet. L'angoisse des autres. De personne. Qui suinte dans le regard des chirurgiens. Penchés sur qui ? Toutes ces heures que ne relieront ni les jours ni les nuits : questions en suspens, arrêtées sur le seuil du monde. Un dieu facétieux a changé ma vie, mon corps. Il a dérouté le cours des astres, mis mon âme en charpie. Capilotade des fondations. Je n'ai plus de corps... Comment le dire en vérité ? Mon « je » s'est perdu en chemin. Je devine une présence ici, chambre 620, huitième étage, murs couleur pistache, je vois ce monochrome. Tu es là pourtant, tu respires à côté de moi, très doucement : infinie lenteur. Comme si ta respiration et ton silence étaient une seule entité. D'ici, j'ai peine à deviner tes traits. Je voudrais me relever, me pencher pour mieux te voir. Impossible. Je ne vois que le vide qui nous sépare. Je suis pris de vertige. Le vent s'est levé et souffle avec une rare violence. Il me traverse, me glace encore davantage au passage. Mon corps ne lui offre aucune prise. Je suis ouvert, transparent, dépouillé, sans forme précise. Qui me regarde ne me verra pas. Qui me parle n'entendra pas ma réponse. Qui me touche me brisera davantage encore. J'entends que tu souffres à côté de moi. Je t'envie : tu existes. On peut dire au moins quelque chose de ta souffrance. Sans doute pleures-tu, en silence. Je pleure avec toi, des larmes de comment dire ? Compassion. Même si chacun est seul sur cette île dévastée. J'espère que bientôt nous pourrons nous parler et nous rejoindre. En attendant, je vomis ce qui reste de ma propre conscience. Je suis en état d'urgence, en quête de survie !
  Entré en guerre totale ― contre qui ?
  Moi-même ?


Jacques Perrin, Dits du Gisant, Éditions de L'Aire, Vevey, 2009, pp. 28-29-30.



Voir aussi :
- le blog de Jacques Perrin.



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