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Le crapet de Jacqueline Béraud

Publié le 12 février 2010 par Jlhuss

Les recettes de l’oncle Chambolle 

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Comme dans la chanson, elle s’appelait Jeannette et lui Pierre. Jeannette était la fille de maître Gaspard Béraud, menuisier, qui avait, rue du Champ à Auxerre sa maison et son atelier où, depuis trois mois, travaillait Pierre Boujut dit Bressan Le Chapiteau, compagnon du Devoir de Liberté près de finir ici un tour de France commencé trois ans plus tôt. Comme dans la chanson Jeannette aimait Pierre et Pierre aimait Jeannette avec cette différence que personne, et surtout pas Gaspard, ne voulait pendouiller le Bressan.
Le menuisier ne souhaitait marier sa fille ni au fils d’un baron et encore moins à celui d’un prince, mais bien à un solide ouvrier, laborieux et sensé, qui prendrait à ses côtés la place du fils qu’il n’avait pas eu. Son rêve à lui, c’était un gendre qui l’aiderait à faire tourner l’atelier. Un fort gars qui lui donnerait trois ou quatre petiots enfants que lui, qui aimait la marmaille, il se rirait à voir jouer dans les tas de copeaux, patauger au bord de la rivière ou grappiller le raisin de sa vigne des Quétards qui donnait de si bon vin.
Le compagnon avait toutes les qualités requises.  C’était un travailleur habile qui avait mis à profit son  tour de France pour devenir un maître dans sa partie. Ainsi, il n’avait pas son pareil pour exécuter ces pièces courbes et gauches, si difficiles à façonner, qu’on appelle des rampants. L’oeil et la main sûrs, il savait juger la qualité d’un bois et en estimer au plus juste la quantité nécessaire. Enfin s’il ne refusait pas de boire chopine avec les amis et s’il tenait sa place à table étant, comme tous ceux de sa province, un peu porté sur sa bouche, il n’était ni goinfre, ni ivrogne. Avec cela de belle carrure, rond de visage et de paroles, au moins avec les hommes car, avec les filles, c’était une autre chanson.

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Qui l’aurait cru ? Sur le trimard, le Bressan ne craignait personne. Les deux tonneliers, qui l’avaient topé entre Rochefort et Nantes, ne s’étaient pas vantés du résultat de la bagarre et Angevin la Fidélité, un des hommes forts de sa société, était allé mesurer le sol avec son dos après l’avoir provoqué. Mais dès qu’il avait affaire à une de ces mignonnes espèces qui portent jupe et corsage, le compagnon rougissait, bégayait, perdait tous ses moyens et pour finir s’ensauvait comme il pouvait. Bref, il était timide à un point tel que, pour la Sainte Anne, après le banquet que les compagnons offrent aux maîtres et à leurs familles, il quittait la salle dès la venue des musiciens crainte d’être choisi comme cavalier au moment de la danse des dames. Et, voyez le malheur, Jeannette était aussi craintive, rougissante et bégayante avec les garçons que lui avec les demoiselles.
Comment, dans ces conditions, comment ces deux-là avaient-il pu tomber amoureux. Eh ! Demande-t-on à des copeaux bien secs pourquoi ils s’enflamment quand on approche l’allumette ? Ils s’étaient plu dès le premier regard et vivant sous le même toit, mangeant à la même table, Ils  avaient mille occasions de trouver, l’un que Jeannette était la plus délicieuse fille de menuisier qu’il ait jamais connue, et l’autre que Pierre était le plus merveilleux compagnon qui ait poussé la varlope et fait résonner son maillet dans l’atelier de son père. Hélas, ces beaux sentiments étaient restés muets. On échangeait des regards, on rougissait, on bégayait même un peu, mais rien de plus et Gaspard désespérait de voir le compagnon oser un  geste qui le ferait passer, pour le bien de son atelier et le bonheur de sa fille, de l’état d’ouvrier à celui de gendre.
Les choses en étaient là quand, au début de février, Bressan se rendit à l’assemblée qui, chaque premier dimanche du mois, réunissait  les compagnons du Devoir de Liberté chez leur Mère, rue Chantepinot. Il en revint la mine longue et l’œil triste. Quand il fut temps de se mettre à table pour le déjeuner du dimanche que Jacqueline, la femme de Gaspard, qui partageait le secret et l’espoir de son mari, agrémentait toujours pour l’affriander de quelque douceur, comme un poulet aux écrevisses ou un bon morceau de veau à la crème, le garçon avait toujours l’air aussi lugubre. Comme de raison, Gaspard lui demanda si, par hasard, il avait quelque ennui à quoi le Bressan répondit que, la société ayant besoin de quelques-uns des siens à Nevers, il se pourrait qu’il soit obligé de le quitter au bout de la quinzaine sans même pouvoir l’aider à faire le grand chapier de chêne que Messieurs les chanoines de Saint Etienne avaient commandé pour y mettre leurs ornements. En entendant cette nouvelle Jeannette changea de couleur et, sous prétexte d’aller dans la resserre chercher le pot de moutarde qui se trouvait sur la table, elle quitta la pièce où elle ne revint que dix grandes minutes plus tard et l’on voyait bien à ses yeux rougis qu’elle avait pleuré. Le repas fut sinistre. Dès qu’il fut terminé, le compagnon quitta la table et s’en alla en s’excusant sur ce qu’un ami lui avait demandé son aide pour le tracé d’un escalier. Quant à Jeannette, elle monta dans sa chambre pour y pleurer tout à son aise laissant Gaspard et Jacqueline tête-à-tête ce qu’ils mirent à profit pour raisonner sur ce qu’il convenait de faire après ce qu’ils venaient d’entendre.
Quelques jours passèrent et si les pauvres amoureux étaient toujours aussi tristes, le menuisier et sa moitié ne montrait pas le plus petit signe d’affliction. Mieux, Gaspard, travaillant avec son compagnon à l’assemblage des nouvelles croisées, il lui dit que, cette commande devant être livrée plus tôt qu’il ne le croyait, ils prolongeraient la journée de travail plus longtemps que de coutume. En récompense, ajouta-t-il, Jacqueline leur préparerait le pâté de veille complété par un crapet, dessert dont il lui donnerait des nouvelles. Bressan ne répondit à ce discours que par des soupirs aussi profonds que répétés dont son patron, décidément insensible au malheur d’autrui, négligea de lui demander la raison.
La journée faite, on se retrouva pour le pâté de veille qui, comme chacun sait, est un bon dîner sellé et bridé que le bourgeois offre à ses ouvriers quand il a quelques raisons de les remercier pour un travail difficile. Pour l’occasion, Jacqueline s’était surpassée.  Une matelote, toute vibrante du bouquet de l’Irancy dans lequel elle avait mijoté, suivait le bouilli obligé et précédait un pâté d’où, quand Gaspard en fendit la croûte, s’exhala un fumet vraiment divin. Hélas, rien de tout cela, pas même le vin des Quétards dont deux bouteilles ornaient le milieu de la table, n’eut le moindre effet sur la mine de Pierre et de Jeannette. Gaspard avait beau assaisonner de plaisanteries une conversation que Jacqueline relançait à tout propos, rien ne semblait pouvoir les tirer de leur morosité. Enfin, vaille que vaille on en arriva au dessert. Jacqueline s’en fut à la cuisine pour y mettre la dernière main. Pendant ce temps, sous prétexte de tradition, Gaspard souffla les chandelles qui éclairaient la table. Puis sa femme tardant à revenir, il l’appela à grands cris. De la cuisine, Jacqueline répondit qu’il leur fallait patienter puisqu’elle ne trouvait pas le tafia du cousin Coeurderoy. Sans doute, ajouta-t-elle, Gaspard l’avait rangé dans quelque coin. Qu’il vienne l’aider à le chercher. En grommelant, le menuisier se leva et partit, à tâtons retrouver sa moitié. Une fois dans la cuisine, on les entendit remuer pots et casseroles tout en se demandant l’un l’autre à voix assez haute pour être entendue où pouvait bien être ce tafia de malheur. La scène dura jusqu’à ce que Gaspard se ressouvienne qu’il avait laissé la bouteille dans sa cave. Il l’avait vue vide, expliqua-t-il, et il l’avait descendue pour la remplir, mais un client étant survenu il l’avait laissée là. Jacqueline n’avait qu’à l’accompagner pour l’éclairer car transvaser l’alcool de la grosse dame-jeanne, dans laquelle le cousin l’expédiait depuis Rouen, à la bouteille n’était pas chose facile. Là-dessus on entendit des pas dévaler l’escalier, une porte qui claquait puis, ce fut le silence.
Enfin, le silence pas tout à fait. Quelqu’un qui aurait eu l’oreille fine et l’aurait collée à la mince cloison de la chambre où le couvert avait été dressé, aurait entendu d’abord forces soupirs, puis des glissements de chaises, suivis d’un remue-ménage d’étoffes, de mots bégayés à voix basse  et de quelque chose qui ressemblait à un baiser. C’est à ce moment que Gaspard dont on a compris qu’il avait  manigancé cette petite mise en scène ouvrit la porte  devant Jacqueline. Elle tenait à la main une vaste poële où, sur l’or d’une crêpe épaisse dont de fines tranches de pommes rehaussaient le moelleux, brûlait le tafia que son mari venait d’allumer. Alors, dans la lueur bleue des flammèches, ils virent, avec un bonheur sans mélange, Pierre et Jeannette s’embrasser à bouche que veux-tu.
Est-il utile de préciser que le voyage à Nevers ayant été remis aux calendes grecques, Pierre et Jeannette se marièrent dans la vieille église Saint Regnobert, qu’ils vécurent heureux et que, dans les tas de copeaux de l’atelier, sur les bords de l’Yonne et dans les treilles des Quétards, il y eut suffisamment de petiots et de petiotes pour réjouir longtemps le cœur de Gaspard et de Jacqueline. Une chose encore :  Chaque année, au milieu de l’hiver, on servait dans la maison de la rue du Champ, un pâté de veille. Le dessert, toujours le même, était un crapet dont les flammes ne manquaient jamais d’allumer, dans les yeux de Pierre et de Jeannette, cette petite lumière sans laquelle nos vies ne vaudraient guère la peine d’être vécues.

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La recette du crapet

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Pour 4 ou 5 personnes :
3 œufs - 170 grammes de bonne farine - une pincée de sel - 30 cl de lait (environ selon la qualité de la farine) - 2 cuillerées d’huile neutre ou 20 g de beurre fondu - 30 cl de rhum blanc (le tafia est l’ancêtre de cet alcool) - 3 pommes très légèrement acides et qui se tiennent bien (j’ai une faiblesse pour la variété cox orange) - 100 g de sucre en poudre (Jacqueline râpait le pain de sucre familial, vous n’aurez pas cette peine)

Avec les œufs, la farine, le sel et le lait faire, dans un saladier, une pâte à crêpes (crape t= crèpe épaisse dans la plaine de la Saône) un peu consistante. Pour éviter les grumeaux, procéder de la façon suivante : Casser un à un vos œufs dans la farine et remuer, à chaque fois, avec une solide cuiller de bois. Ajouter la pincée de sel, puis verser le lait par petites quantités en veillant à ce que la pâte absorbe tout le liquide avant d’en ajouter une nouvelle dose. Pour finir ajouter l’huile ou le beurre fondu et une bonne cuillerée à soupe de rhum blanc.
Eplucher, vider et couper les pommes en tranches très minces. Les plonger dans la pâte qu’il faut remuer de temps en temps pendant les trois heures où elle va reposer.
Huiler et faire chauffer une poêle anti-adhésive de taille adaptée (votre crapet doit avoir une épaisseur variant de un à un centimètre et demi).

Quand elle est bien chaude, y verser votre pâte en veillant à ce que les pommes soient bien réparties. Attendre que la pâte soit prise pour retourner le crapet et le faire dorer sur sa seconde face (un plat pourra vous être utile). Cette seconde phase prend, au plus, trois ou quatre minutes.
Retirer du feu, sucrer abondamment et arroser du rhum que vous aurez au préalable, fait chauffer doucement.

Approcher une allumette. Au contact du crapet, l’alcool déjà chaud est devenu brûlant, il s’enflamme aussitôt.

Apporter le tout dans la salle du festin où, en mémoire de Pierre et Jeannette, on aura fait l’obscurité. L’effet sur les convives est presque certain. Les jeunes générations s’exclament, les vieilles s’attendrissent, celles qui tiennent le milieu partagent ces deux sentiments et les petites lumières, dont il a été question plus haut, remplacent avantageusement dans les pupilles des uns et des autres, le reflet des habituelles lampes électriques fussent-elles « basse consommation »

Chambolle


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