Islam et société politique : des espoirs de dialogue religieux aux craintes politiques fondées

Publié le 13 février 2010 par Hermas

Cet article fait suite à un débat commencé sur le blogue Totus Tuus avec M. Matthieu BOUCART. La longueur de cette dernière réponse qui lui est faite nous conduit à la proposer sur notre blogue, d'autant qu'elle porte sur des questions qui nous paraissent fort importantes : islam et christianisme, ordre naturel et ordre surnaturel, problème de la rencontre de l'islam "occidentalisé" et de la démocratie moderne.

Cher Monsieur,

Voici un peu le point de nos accords et désaccords.

Accords

Les points d’accord sont suffisamment importants, au regard des enjeux, pour mériter d’être soulignés. Non seulement à cause de leur importance intrinsèque mais aussi afin qu’il soit entendu que je les partage.

1] L’originalité de la situation.- La présence massive de populations de confession musulmane en Occident, dans une société enracinée dans le christianisme mais profondément laïcisée (pour ne pas dire apostate), constitue un fait historique, sociologique et intellectuel inédit. La question de l’islam ne peut donc être appréhendée, aujourd’hui, sans la prise en compte de chacun de ces éléments et de leurs incidences.


2] Les orientations du Magistère.- Celles-ci sont explicites, qui invitent au dialogue, soulignent des valeurs communes et mettent l’accent sur un concours possible dans la défense de ces valeurs en nos sociétés occidentales qui les ont perdues ou les violent ou, plus généralement, dans la défense de la paix.

3] La conduite apostolique.- Les deux points précédents conduisent les catholiques, confiants en l’action du Saint-Esprit, à privilégier la voie ouverte par le Magistère en faveur du dialogue, lequel, pour l’heure, est d’ailleurs la seule voie raisonnable.

Accords et désaccords

Sous cette rubrique je veux signaler les réserves qu’appellent néanmoins, de mon point de vue, les trois éléments précédemment soulignés.

1] La prise en compte de l’originalité de la situation européenne, en particulier, est un impératif d’une connaissance réaliste. Elle révèle, comme vous l’indiquez, des mentalités chez “des” musulmans [plutôt que chez “les” – car l’expérience montre que l’affirmation de cette universalité ne serait pas légitime] qui se détachent des conceptions de l’islam politique, et qui permettent d’espérer à terme une évolution des mentalités religieuses musulmanes. De ce point de vue, je suis d’accord avec vous que cette condition crée un espace d’opportunité certain, et peut-être providentiel, pour le dialogue et l’évangélisation.

Cependant, être réaliste, par hypothèse, interdit de ne retenir qu’un aspect de la réalité. En ceci comme en tout, il faut faire sien le principe d’Aristote : il dépend des choses, telles qu’elles sont ou ne sont pas, que notre jugement porté sur elles soit vrai ou faux, et non l’inverse. C’est donc la réalité, et toute la réalité, telle qu’elle est, qu’il faut prendre en compte. Or l’islam ne devient pas une religion nouvelle parce qu’il est nouvellement implanté en nos pays. Cette implantation, par rapport à l’islam lui-même, est accidentelle. C’est une religion qui a son histoire séculaire, et son actualité contemporaine ailleurs qu’en nos sociétés. Ici il est récent et minoritaire ; là il est ancien et majoritaire. Ici, nous ignorons ce qu’il est en puissance ; là nous savons ce qu’il est en acte.

Prendre a priori le parti de ne l’apprécier que dans notre seul cadre social, accidentel, en refusant d’intégrer à sa réflexion ce qu’il est historiquement et ce qu’il est expérimentalement dans les pays où il est établi majoritairement, me paraît être un manquement aux exigences de l’esprit. C’est couper la réalité d’un de ses aspects et forger sa pensée sur l’autre indépendamment de ce que le premier enseigne. Ceci est d’autant plus vrai que la problématique de l’islam, tel qu’il est historiquement constitué et non pas tel qu’on le rêve ou l’imagine, comporte traditionnellement une différence radicale selon qu’il est majoritaire ou selon qu’il est minoritaire dans une société déterminée. L’ignorer, c’est encore escamoter un aspect du réel. Penser l’islam au regard de sa seule implantation historiquement accidentelle en nos sociétés et de son avenir purement possible, c’est, en quelque manière, penser l’islam sans l’islam. Ce n’est pas une appréhension réelle.

2] Les orientations du Magistère sont claires. Je pense qu’il n’y a pas de désaccord de fond entre nous sur ce point : elles nous enjoignent, d’une part, de respecter les musulmans, en tant que personnes croyantes, et, d’autre part, d’opérer une approche prudente [au sens de la prudence vertueuse] de l’islam afin que n’échappe pas à notre jugement les éléments vrais et utiles qu’il comporte. Prenons donc acte de cet accord.

L’ambiguïté demeure cependant sur la question du respect de la religion elle-même, auquel vous me paraissez donner un sens excessif. Les citations que vous apportez de Nostra Aetate (n° 2) ne tranchent rien : contrairement à vos affirmations, elles établissent seulement, comme il vient d’être indiqué, le respect dû aux personnes et aux éléments de vérité évoqués. Nous sommes d’accord en cela. Vous faites grand cas de l’affirmation de Benoît XVI, dans son discours de Ratisbonne [retouché] où il évoque son respect pour le Coran. Deux remarques sur ce point. La première est que ce texte n’est pas un enseignement magistériel. Le Pape a pris soin d’indiquer qu’il y exprimait son « jugement personnel sur le Coran ». Cette précision ne devrait pas échapper. La seconde, en toute hypothèse, est que le Pape apporte des indications qui interdisent toute extension de cette notion et devraient donc mettre un terme au débat sur ce point. Il dit en effet que son respect est commandé par le fait que le Coran est « le livre sacré d’une grande religion ». Personne ne peut prétendre le contraire. Le Pape, en intellectuel réaliste, ne fait que prendre acte d’une réalité qui, constituant un élément d’adhésion pour plus d’un milliard et demi de fidèles dans le monde, ne peut être raisonnablement négligée. Ce fait mérite l’attention intelligente de la part de personnes soucieuses, par vocation évangélique, du salut des hommes, pas la haine réflexe, le mépris ou tout autre sentiment du même ordre. Le mot “respect” rejoint en cela son étymologie : l’attitude de celui qui sait regarder. Lui donner un autre sens me paraît inutile et malsain : inutile, car il suffit à un dialogue catholique qu’il y ait respect sincère des personnes et des éléments de vérité qui établissent un pont entre elles et nous ; malsain, au regard des désordres dont les dialogues peu rigoureux de l’œcuménisme ont apporté l’expérience.

3] La conduite apostolique.- Sur ce point, ainsi que je l’ai signalé plus haut, il n’y a pas de désaccord de fond. Ainsi, vous ne pouvez pas opérer une opposition entre votre analyse, qui serait celle de la confiance en Dieu, de l’optimisme apostolique, de la soumission au Magistère, et celle de vos contradicteurs qui, par hypothèse, serait celle de la peur, du pessimisme et de la résistance aux orientations de l'Eglise. Aucun de vos interlocuteurs n’a prétendu que la présence de l’islam en nos pays devrait mettre entre parenthèses les exigences de la mission ou la foi en l’action de l’Esprit-Saint. L’objection tirée de ces éléments n’est pas juste et ne devrait donc pas être maintenue.

Pourtant, c’est au regard de cette question que notre désaccord me paraît le plus profond. En effet, je crois que votre prise en compte de ces éléments évangéliques et magistériels est trop exclusive, jusqu’à verser dans le surnaturalisme. Les orientations du Magistère et les exigences évangéliques que vous mentionnez dessinent une voie qui doit être empruntée par les catholiques dans le dialogue avec les personnes. Soit. Elles ne s’adressent d’ailleurs pas absolument à n’importe qui, parmi eux, car il faut être assez armé sur la connaissance de l’islam… et sur celle du christianisme. Cependant, le débat qui nous occupe, dès le début, déborde largement ce cadre intellectuel et spirituel et il n’est pas légitime de toujours l’y ramener, ainsi que le font aussi certains ecclésiastiques qui méconnaissent la nature spécifique du débat politique, dans la confusion ambiante de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel.

Désaccords

1] Méconnaissance du rapport de l’islam à l’ordre social.- Si la question se pose aujourd’hui, de la coexistence avec l’islam, ou avec les musulmans, c’est premièrement pour des raisons qui intéressent la politique, l’ordre naturel de la cité, lequel a sa consistance propre, et c’est dans ce cadre, que l’on soit chrétien ou non, que se posent les problèmes de voile, de burka, d’interdits alimentaires, de mixité, de droits des femmes, de revendications à tel ou tel comportement dans les lieux publics. Le discours de Ratisbonne ou les textes magistériels, qui se situent à un niveau différent, n’ont pas vocation à régler ces difficultés [réelles, y compris en notre pays] qui intéressent le bien commun immanent de la société politique. Or dans cet ordre, une question majeure se pose directement, qui est celle du rapport de l’islam à l’ordre social, question que vous dévaluez a priori comme si ce rapport n’était pas une spécificité avérée de cette religion, et comme s’il n’était pas objectivé par les problèmes que je viens de citer. Même dans les Etats musulmans a priori “laïcs”, comme la Tunisie, l’Egypte, la Syrie, la Turquie, la Jordanie ou l’Algérie, les chrétiens, toutes confessions confondues, sont habituellement persécutés. En vertu de quel impératif catégorique devrait-on gommer les éléments de cette base d’induction pour réfléchir sur les enjeux de notre propre société ?

 Opposer à cette question, légitime, les exigences de l’Evangile est totalement inopérant, même à l’égard d’un catholique, car il ne dépend pas de l’Evangile que l’islam soit ou ne soit pas ce qu’il est. Toujours la leçon d’Aristote. Il est parfaitement concevable pour un catholique d’être ouvert au dialogue avec des musulmans, pour les raisons que vous soutenez, et de considérer que l’implantation d’un islam majoritaire en France représenterait des risques considérables pour les libertés publiques, et notamment la liberté religieuse, ou que l’implantation de mosquées sur notre territoire ou le port de la burka sont contraires au bien commun. Réfuter ces objections au nom de l’Evangile est un abus d’autorité et une confusion des genres.

Vous objectez à qui vous oppose les modes de fonctionnement de l’islam majoritaire réel dans le monde musulman les perspectives d’un islam possible au regard d’une expérience sans mémoire historique de l’islam minoritaire en France. Même d’un point de vue strictement logique l’argument ne tient pas.

 2] Un islam et un Coran sans islam.- La thèse que vous soutenez, avec son inclination surnaturaliste, vous conduit à parler de l’islam et du Coran sans rapport avec l’islam réel, que vous interprétez, en effet, et ce à la seule lumière de vos conceptions humanistes chrétiennes occidentales, au lieu de les étudier dans leur contexte. Lorsque vous analysez un verset du Coran, comme pour la sourate 5,32, vous décidez de votre seul chef qu’elle s’applique à tous les hommes. Vous tireriez probablement aussi du verset 256 de la sourate 2 que l’islam reconnaît la liberté religieuse puisque ce verset indique qu’il n’y a « pas de contrainte en religion ». Le seul problème est que ce verset ne s’applique qu’à celui qui a accepté de se soumettre à l’islam, soit par conversion, soit par intégration de l’état de dhimitude et versement de la jizya (cf. Coran 9,29).

On pourrait multiplier les exemples où la lecture extrinsèque du Coran ne conduit qu’à des contresens. Il en est ainsi de Jésus, que vous avez évoqué en indiquant que des musulmans eux-mêmes le considèrent comme le plus grand des prophètes. Outre que ces musulmans sont largement minoritaires, il est clair que ce “Jésus”, comme on vous l’a fait observer, est un Jésus musulman, comme sont musulmans Adam ou Abraham. Ce sont nos dénaturations des révélations successives qui sont censées avoir fait d’eux ce que, nous, croyons qu’ils sont. Pour l’islam, l’ancien Testament est musulman, l’Evangile est musulman, et tout cela n’est intégré dans sa vérité que par le Coran (cf. 9, 30-34). Imaginer que par là l’islam reconnaît ce que nous appelons Jésus, Adam, Abraham, la Bible ou les Evangiles est un contresens total qui fonde un autre contresens, qui a la vie dure, et au nom duquel on parle des « religions du Livre ». Vous observerez, d’ailleurs, que lorsque la Constitution sur l’Eglise de Vatican II évoque le lien des musulmans à Abraham, elle ne dit pas qu’ils croient à Abraham, mais qu’ils professent y croire : « qui fidem Abrahae se tenere profitentes » ; subtile et essentielle nuance (n° 16). Un contresens égal existe à propos des droits de l’homme, dont certains auteurs musulmans modernes estiment que seul l’islam est l’interprète authentique.

3] Le refus du lien entre islam et violence.- Il est raisonnable d’affirmer que des musulmans n'aspirent qu’à vivre en paix avec autrui [nous en avons tous l’expérience], y compris non-musulman, qu’ils sont même prêts au dialogue et que cette aptitude à la convivialité ouvre, peut-être, pour l’Occident, des rapports pacifiés avec eux. Nous savons aussi qu’ils sont très souvent porteurs de valeurs naturelles oubliées d'un grand nombre de nos autres concitoyens. Mais raisonner à partir d’individus musulmans minoritaires, dans le cadre d’une société démocratique laïque, n’est pas de nature à répondre à la question même de l’islam, comme phénomène social majoritaire. Or c’est cela, et cela seul le fond de nos interrogations au regard du bien commun.

Il est injuste d’affirmer que la violence de l’islam est une invention de ses adversaires : c’est un fait théologique, historique et contemporain. Que des intellectuels musulmans à l'esprit libre en soulèvent aujourd'hui le problème le démontre surabondamment. Le Coran porte à la domination universelle, par le djihad, notamment contre les pouvoirs qui ne se réclament pas de Dieu [tel qu’il le conçoit] (cf. Coran 4,141), ce qui rend raisonnable l’interrogation sur la coexistence de l’islam et de la démocratie moderne dans l’hypothèse d’une majorité musulmane. Par ailleurs, Mohammed lui-même indiquait qu’il a été envoyé par Dieu pour que l’islam triomphe sur toute autre religion (Cf. Coran, 9,33 ; 48,28 ; 61,9). Le Coran est truffé d’appels à la guerre contre les “associateurs”, contre ceux « qui n’adoptent pas la religion de la vérité » (Coran 9,5 ; 9,29 précité ; 9,36). L’exemple du fondateur, l’histoire du développement de la religion, la pratique sociale de cette dernière, partout où elle est établie, sans aucune exception, est en cohérence avec cette ligne de fond, même lorsque l’on n’a pas affaire à un islamisme fanatique. Quand on lit le Coran, on voit bien qu’il est construit sur une vision manichéenne du monde, sans distinction de nature et de surnature, de temporel ou de spirituel, où le bien est musulman et le mal non-musulman. Comme je vous l’ai écrit, l’islam a une inclination naturelle à intégrer l’ordre social tout entier, pour le placer sous la loi [musulmane] de Dieu. Il ne suffit pas de dire le contraire pour que cela soit. Là encore, c’est toujours la leçon d’Aristote.

Il n'est pas question de nier que des intellectuels musulmans remettent en cause aujourd'hui ces éléments. Il n'est pas absurde de soutenir qu'un jour le monde musulman s'accorde à épurer l'islam d'éléments manifestement liés à des structures sociales primitives et à des contextes historiques révolus. Mais, pour l'heure, ces remises en cause ne sont que des interpellations, des appels à la réflexion, minoritaires, qui n'ont aucune prise sur la pratique de l'islam socialement établi. Or la réflexion sur le bien commun n'a pas à miser sur ce que peut hypothétiquement devenir ou non l'islam dans cinquante ans, dans un siècle ou dans dix, s'il subsiste encore, et si ce monde subsiste lui-même. Elle doit orienter le jugement, hic et nunc, selon les critères de la prudence, individuelle et politique. Or l'un des éléments essentiels de la prudence, c'est la mémoire, tirée de l'expérience. Au regard des incertitudes que fait légitimement naître la perspective de l'évolution annoncée, que j'imagine personnellement fort difficilement, les réserves qui vous sont exprimées me paraissent dès lors fort sages.

Cordialement,

P. G.