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Accident vasculaire cérébral

Publié le 15 février 2010 par Kranzler

Accident vasculaire cérébral C’est une scène dont je n’ai oublié aucun détail. A laquelle je peux repenser froidement, sans basculer. Presque en souriant, parce que c’est fini, parce que ça ne fait plus mal. Je vais l’exposer avec autant d’exactitude et de détachement que je peux. Pour voir ce que ça me fait, et ensuite, promis, une autre fois j’enchaînerai sur n’importe quoi d’autre – et ce sera plus swing.

La mi-octobre il y a six ans. Un jeudi soir vers vingt heures. Une des premières belles journées de l’automne : grise, mais d’un beau gris très classe. Il fait encore assez doux et, paradoxalement, on sent déjà une cer-taine fraîcheur. Rive nord de l’estuaire de la Loire. La plage où ont été tournées les Vacances de Monsieur Hulot – mes parents étaient jeunes mariés à l’époque, moi je trouve juste que c’est un film légèrement chiant. C’est là que j’ai grandi. Je marche sur le chemin des douaniers, un sentier qui longe la côte sous une végétation de chênes verts inclinés dans le sens des vents dominants. Depuis quelques temps, je me suis rapproché de mon père. Je lui tiens compagnie, je dors dans ma chambre de gamin histoire qu’il soit moins seul. Il ne s’en sort pas trop mal pour un veuf de six mois. Sauf que dans une maison il ne sait pas faire grand-chose. L’aide ménagère et moi, nous lui enseignons les bases indispensables. A commencer par le fonction-nement de la cafetière électrique – qui, entre parenthèses, on se tue à lui répéter, ne s’appelle pas une bouillotte. Il a 81 ans, un esprit qui assure encore même si par moments je sens bien qu’il est ailleurs, dans une sphère sans nom. Ses horaires, je les connais bien. C’est un homme d’habitudes qui dîne en regardant le journal de vingt heures, et plus tard dans la soirée il lit le canard enchaîné. Lorsque j’entre dans la salle à manger, la première chose que je vois c’est Davis Pujadas qui parle dans le vide. Personne en face de lui. La table est dressée. Ça vient juste d’arriver. Allongé sur le carrelage, il semble en paix. Un côté est paralysé. Sa bouche est tordue. Ses yeux sont dans le flou, alors qu’en temps ordinaire il a un regard qui flingue – et dont j’ai hérité, au passage. Je me penche vers lui. Il m’explique à voix basse, comme si nous ne devions pas être entendus, que la chaise s’est déplacée de deux mètres au moment où il voulait s’asseoir. Elle l’a fait exprès, in-tentionnellement. Une chaise animée, donc. Ou hantée, c’est une autre variante possible. Accuser une chaise de fourberie, les dernières paroles qu’il prononcera chez lui. La nuit même, à l’hôpital, il s’enfonce dans un coma qui va durer huit jours. L’IRM montre qu’il a fait un accident vasculaire cérébral. Un cail-lot qui, en se résorbant un peu trop vite, a provoqué une sorte d’effet rupture de barrage. Les séquelles psychiques ne pourront être qu’irréversibles. S’il se réveille, bien entendu, ce dont les médecins semblent lourdement douter. Par orgueil, néanmoins, alors qu’on nous l’annonçait comme perdu, il va revenir dans le monde des vivants pour longue visite de quatre ans. Il ouvre les yeux neuf jours après être tombé. Dévasté mais souriant. C’est quoi, des séquelles psychiques, et ça s’évalue comment ? Je m’assieds à côté de lui au bord du lit. J’ai trouvé dans les mots croisés de Michel Laclos une définition redoutable que j’ai l’intention de tester sur lui. Je la lui soumets. C’est une définition en trois mots. Pince ou prince. Du tac au tac, sans la moindre hésitation, comme s’il s’agissait d’une pure évidence il me répond avec un sens intact de la répartie : monseigneur. Et juste après il me demande qui je suis. La question qui flingue. Les quatre ans qui ont suivis, je n’ai pas assuré une prune. Il était dans une maison médicalisée où il recevait tous les soins nécessaires. Moi, je pouvais vraiment pas. Trois visites par an, grand maximum. Et encore, j’étais obligé de me rétamer un peu avant d’y aller, plus une autre petite mesure en rentrant. Puisqu’il n’y avait plus d’échange possible, je me di-sais que ce n’était plus lui. Et un jour je n’y suis plus du tout allé. Je n’ai pas honte. Mon père était une tronche. Je lui en ai beaucoup voulu de devenir cette momie. Aujourd’hui, je me dis que pendant ces quatre longues dernières années il restait peut-être un atome de lucidité en lui. Et que cet atome-là ne m’en a pas réellement tenu rigueur. Il est parti pour de bon il y a presque quatre ans. Hier, c’est la première fois qu’il m’a manqué. Aujourd’hui, je pense à lui. Et je le salue. Mon père.

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